1
J’arrivais à la fermette pour une semaine. Le clavier et les partitions stockés dans la valise, de quoi réviser avant l’examen de fin de mois. L’oncle Aristide était venu me chercher à la gare.
La voiture remonta l’allée jusqu’au bâtiment principal et se gara. J’ouvris la portière, descendis. Aristide suivit.
— La valise, on la monte tout de suite dans ta chambre ? demanda-t-il.
— Laisse la pour l’instant ! Il faut que je me dégourdisse un peu les jambes. Tu me fais visiter ?
— Si tu veux.
L’oncle, un quinquagénaire à l’allure d’ours : homme trapu, jambes courtes, bras forts, barbe en collier taillée deux fois l’an ; me servit de guide le temps de la visite. A mes questionnements concernant les travaux entrepris depuis l’acquisition de la bâtisse, il répondit avec enthousiasme.
Un parterre de fleurs entourait l’habitation aux pierres apparentes, remarquai-je. Une nouvelle activité de l’oncle ! Tiens donc… Il ne m’en avait pas parlé.
— Tu fais du jardinage, maintenant ? le questionnai-je, en réajustant mon chignon.
— Le jardinier surtout ! Il s’occupe aussi du potager. Je dois aller le voir tout à l’heure. Je te le présenterai, si tu veux.
— Pourquoi pas.
Ensuite, les discussions reprirent autour de la robuste habitation plantée au milieu de cet écrin de verdure.
— Ce coin ne ressemble pas vraiment au quartier dans lequel tu avais ton ancien logement, fis-je. Tu avais raison au téléphone.
— C’est sûr, confirma-t-il. Ici, à part quelques renards qui effraient les poules, de temps en temps… D’ailleurs, avant d’aller voir le jardinier, veux-tu que je te montre le poulailler ?
Réceptive à la proposition, je l’accompagnai jusqu’à l’enclos aux volailles mêlant grillages, tiges en métal et poteaux en bois ; le tout étrangement assemblé.
— Brunette, tu t’es décidée, alors. Combien de jours restes-tu ?
— Une semaine.
— Nous pourrions aller au musée. Je t’en parlais.
Pas mon truc, les musées, songeai-je mais je lui dis :
— Pourquoi pas.
— Alors, nous irons dans la semaine. On peut visiter un sous-marin au musée de la marine.
Oh là ! Un sous-marin ! De mieux en mieux… J’espère qu’il a prévu d’autres sorties plus motivantes, l’oncle. Je lui répondis :
— Un sous-marin ? Intéressant.
— Sinon, une sortie au ciné, ça te dirait ? Au théâtre, peut-être ?
Je réajustai mes lunettes.
— Au théâtre ? Y’a un théâtre dans ce village ?
— Non. Dans une ville. A côté.
— Et une école de musique, y’en a une ?
— Dans une ville. A côté.
A croire qu’il n’y a rien à faire dans ce patelin ! commençai-je à me demander. Bon, on verra bien dans la semaine.
Aristide continua la visite.
— Alors, brunette, ça te fait quel âge maintenant ?
— Je vais sur mes dix-huit ans.
— Et bien, ça ne nous rajeunit pas, dis-moi.
Je lui souris, ne le contredis pas.
— Allons voir ce que fabrique le jardinier ! Tu viens ? demanda-t-il.
— Je t’accompagne, répondis-je, en m’étirant tel un félin.
— Courbaturée ?
— Un peu.
Je le suivis jusqu’au fond du jardin. Là, un chapeau de paille à larges bords visé sur le crâne, le jardinier, Romain Dupré, vingt-trois ans au compteur, arrosait un groupe de fleurs violacées. Il relevait la frange qui dissimulait la moitié de son visage lorsque nous nous présentâmes.
— Monsieur Meig, qui est cette charmante personne ? interrogea-t-il tout de suite l’oncle.
— Je te présente Emma, répondit Aristide. Ma nièce. Toujours aussi dragueur, Romain ! A ce que je vois.
Suite à la remarque, le jardinier resta silencieux.
Ensuite, l’oncle lui indiqua les tâches de la journée, détaillant le planning à respecter. Je suivais cela d’une oreille attentive.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur Meig, je sais ce que j’ai à faire, rétorqua Romain qui ne semblait pas apprécier l’inspection.
Il en semblait outré. Je le ressentais. Pour autant, il gardait sa rancœur pour lui et n’osait hausser le ton devant l’oncle. Ca aussi, je le ressentais.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter. Je vous dis, répéta-t-il. Je sais ce que j’ai à faire dans le jardin.
— Ce n’est pas que je ne te fais pas confiance, dit Aristide. Mais…
— Mais ? coupai-je.
— Mais c’est depuis la mésaventure qui a valu un triste sort aux fleurs d’Irina.
— C'est-à-dire ?
— Elles ont tout simplement été confondues avec des mauvaises herbes. Rasées alors qu’elles n’étaient que de frêles pousses. Du coup, je préfère dire à Romain de faire attention. Je préfère le prévenir. Voilà tout. Il ne faudrait pas que ça se reproduise. Ca peut se comprendre, non ?
Je le confirmai. Le jardinier un peu moins.
— Bien sûr, Monsieur Meig, dit-il. Vous avez certainement raison. Même si ce n’était pas moi qui m’en occupais à l’époque. Ce n’était même pas dans cette propriété... Si ?
— Non, c’est vrai. Maintenant que tu m’en parles.
— Ben ouais. Je m’en serais souvenu.
L’oncle le lui concéda.
Après ce court briefing, le jardinier nous souhaita une bonne journée. Il n’oublia pas de signaler qu’il passerait voir l’oncle pour le règlement de ses honoraires.
Nous gagnâmes la fermette. L’oncle portait la valise avec difficultés. De la sueur perlait sur son front, ses bras étaient tendus par la charge et faiblissaient.
— Brunette, elle est bien lourde, dis-moi.
— J’ai juste amené de quoi tenir la semaine, pourtant. Peut-être le clavier.
— Sûrement le clavier !
— Utilise donc les roulettes.
— Sur le gravillon, ce n’est pas l’idéal. J’ai déjà essayé.
Je transportais une petite sacoche. Deux doigts me suffisaient. Je la balançais d’avant en arrière.
Nous passâmes devant les pots de fleurs aux teintes multicolores qui dominaient l’entrée de l’habitation. Puis nous entrâmes dans la salle de séjour. L’agrippant à deux mains, l’oncle posa la valise près de la cheminée pendant que j’enfilai mon lourd manteau rembourré sur le dossier d’une chaise.
— Mets-le dans la buanderie, veux-tu, intervint Aristide.
— D’accord.
Le manteau dans la buanderie. Enfin, dans ce qu’il appelait la buanderie. Ce n’était rien de plus qu’une armoire en bois massif placée dans un coin du couloir, près d’un miroir ovale à côté duquel des vestes et des manteaux étaient empilés sur des cintres, eux-mêmes empilés sur un portemanteau cloué au mur. Dans ce couloir, traînait également une autre armoire qui servait de vitrine à des maquettes de chars.
Je m’arrêtai un moment devant. S’apercevant de mon intérêt, l’oncle se pointa et me confia le pourquoi de ce choix. Une confidence étonnante : Cela résultait du fait qu’elles étaient les plus simples à réaliser. Peu de pièces à assembler. Peu de peinture à ajouter. Je remarquai tout de même son goût prononcé pour les véhicules de guerre. L’explication venait-elle de son passé dans l’armée ? Je le lui demandai. Il me le confirma. Il avait fait ses classes dans l’armée avant d’ouvrir avec sa femme Irina une confiserie dans la région. Je songeai à elle. Puisqu’ils travaillaient ensemble, elle aussi était en congés. Je ne l’avais pas aperçue depuis mon arrivée. Parce que, comme l’oncle me l’indiqua, elle était allée chercher au bourg de quoi préparer le dîner.
2
Une fois la valise vidée, les affaires rangées dans la chambre mise à ma disposition, je retrouvai l’oncle affalé dans le canapé du salon. Pièce dans laquelle, à proximité d’un complet home studio, trônait un tas de bricoles.
Je l’avais toujours connu ainsi. Féru de ce que je considérais comme des gadgets.
Entre deux ronflements, il regardait un match de foot à la télévision.
Je lui tapotai sur l’épaule.
— Je te réveille ?
Il sembla surpris mais répondit :
— Pas du tout. Je ne dormais pas. Que dis-tu ? Tu ne sais pas à qui tu parles ou quoi ?
Que voulait-il dire par là ? me demandai-je.
— Si. Un peu. Quand même.
— Alors, tu ne dois pas être au courant qu’à ton âge…
— Oui ?
— A ton âge, j’aidais mon paternel à l’exploitation. Tous les matins et tôt le matin, j’allais l’aider pour la traite. Nous fabriquions un fromage qui faisait la réputation de la région tout entière. Nous avions un élevage de porcs, également. Le travail ne manquait pas. Ca ne te dit rien ? Ta mère ne t’en a pas parlé ?
— Si… si. Ca me dit vaguement quelque chose.
Je m’installai à ses côtés. Il avait su trouver les bons arguments pour que je commence à m’intéresser au match de foot. De meilleurs arguments que lorsqu’il m’avait parlé du musée de la marine et de son sous-marin en pièces détachées ou des maquettes de chars.
Depuis peu, disait-il, avec des collègues, il s’amusait à faire des pronostics au bourg. A force de suivre les matchs du championnat, il avait acquis une certaine culture sportive et, parfois même, il allait au stade, peinturluré et habillé d’un maillot aux couleurs du club local, avec une écharpe colorée pour fanion.
L’oncle avait positionné un coussin sur le canapé, l’utilisant comme repose-pieds, Il avait retiré ses chaussures et ses chaussettes.
— Quelque chose ne va pas ? me demanda-t-il.
— Non. Non. Ce n’est rien.
— Si. Tu fais une drôle de tête.
Je me pinçais le nez discrètement. Pas si discrètement que ça, apparemment.
— Non. Ce n’est rien.
Irina entra dans la pièce.
— Vous deux, je vous jure, dit-elle. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre !
— Mais c’est Aristide qui m’a dit de venir avec lui sur le canapé...
Un argument sans effet sur Irina qui me demanda sèchement :
— Ton voyage s’est bien passé ?
— Oui. Très bien.
— On va bientôt passer à table…
J’étais réceptive alors que l’oncle, lui, était absorbé par le match.
— Il ne m’écoute pas, dit Irina en se tournant vers moi.
Le ton monta d’un cran.
— Aristide ! fit-elle.
— Tu disais ? sortit mollement de sa bouche l’oncle.
— Cette odeur ? D’où vient-elle ? Les poubelles, elles ont été envoyées au conteneur, me semble-t-il.
— Exact.
Le visage d’Irina s’illumina.
— Trouvé ! dit-elle.
Et elle ramassa les suantes chaussettes.
— Rends-les moi ! supplia Aristide.
— Je te les rends… si tu les remets. Remet aussi tes chaussures ! Tant qu’à faire.
— Marché conclu.
C’était ça qui piquait les yeux, compris-je. Moi qui me suis toujours demandé ce qui entrait dans la composition des boules puantes. Voilà un des ingrédients : Le jus des chaussettes de l’oncle Aristide.
— Emma ? Tu n’avais pas remarqué ? me questionna Irina.
— Non. Pourquoi ?
A la suite de quoi, Irina ouvrit la fenêtre en grand, en très grand même. Et
là une douce onde pénétra dans la pièce, un mélange de senteurs marines
et d’herbe fraîchement coupée.
Le panorama impressionnait, les terres s’étalaient à perte de vue.
Aristide se saisit de la télécommande du téléviseur posée à portée de main. Le match de foot terminé, il enchaîna et changea de chaîne jusqu’à tomber sur le programme recherché qui était un documentaire animalier.
Je marchais dans la pièce.
— C’est de toi, ces peintures ? lui demandai-je.
Il confirma.
Je m’arrêtai devant les toiles de la modeste collection, toutes accrochées aux murs du salon.
— Ta tante apprécie mon coup de pinceau, me confia-t-il. Elle m’a conseillé d’exposer. Quand j’en aurai une petite quinzaine. C’est sans doute ce que je ferai.
— Dans une galerie ? Y’a une galerie de peintures dans ce village ?
— Non. Dans une ville. A côté.
Marrant, je m’attendais à cette réponse, pensai-je.
— En revanche, au bourg, continua-t-il. On peut exposer au syndicat d’initiative. Alors, brunette, qu’en penses-tu ?
— Je n’y connais pas grand-chose, à vrai dire. Si, celle-ci ! J’aime bien celle-ci !
— Laquelle ?
Je pointai l’une des toiles du doigt, une de petit format.
— Celle-ci ! Avec le gros type moustachu sur la dune. C’est une plage de la région ? C’est bien une plage, non ?
— C’est un montage. A partir d’une carte postale. Et j’y ai inséré un portrait
de… ta tante.
Irina qui avait entendu la réflexion me regarda d’un regard qui en disait long sur ses pensées.
— Je t’avais bien dit que je n’y connaissais pas grand-chose, dis-je à l’oncle.
Irina m’interpella :
— Emma ? Peux-tu aller à la boulangerie chercher du pain pour le dîner ? J’ai complètement oublié d’en prendre.
— Oui. Pas de problème. Ce sera tout ?
— Et bien, si tu le demandes. Peux-tu aussi passer au pressing ? Le costume de ton oncle doit être prêt. Il va rester avec moi. On a des légumes à éplucher.
— Pas de problème.
— Tu n’auras pas de mal à trouver. Le pressing se situe juste à côté de la boulangerie.
— Et la boulangerie ? Tu ne m’as pas dit, du coup.
— Il n’y en a qu’une. Devant l’église. Immanquable.
Immanquable. Immanquable, songeai-je. Je ne connais pas ce patelin, moi. Néanmoins, sans l’ombre d’une contestation, j’enfilai mon manteau et pris le chemin de la boulangerie.
— A tout de suite.
— A tout à l’heure, firent Aristide et Irina en chœur.
Cette boulangerie, je ne savais absolument pas où elle se situait, ni le temps nécessaire pour rejoindre le bourg.
Sur la route, je croisai le jardinier, en terrasse d’un bistrot à l’enseigne bleue et rouge, face à la boulangerie.
Il était assis à côté d’un panneau publicitaire amovible qui vantait les mérites des sandwiches confectionnés dans le commerce, ceux à tarifs réduits pour les consommateurs réguliers. Un verre devant lui, il en dégustait un bien rempli : Un jambon-beurre-mayo-œuf-salade-cornichons-fromage-tomate.
Etonné au premier abord, il me proposa en second lieu de m’installer boire un verre.
— Une prochaine fois me conviendrait mieux, expliquai-je. Dans la semaine. On en discutera chez mon oncle, si tu veux. Tu passes demain, n’est-ce pas ?
— Ben ouais. Il me reste quelques retouches à effectuer.
— Quelques retouches ?
— Travaux. Si tu veux.
— Ah… D’accord.
Après quoi, je me rendis à la boulangerie. J’en ressortis, une baguette sous le bras. Lorsque je repassai devant le bistrot, le jardinier était parti.
3
De retour à la fermette, tandis qu’Irina était derrière les fourneaux dans la cuisine, je retrouvai l’oncle dans la salle à manger, attablé derrière un tas d’épluchures.
— Un peu de marche, ça ne fait pas de mal, me dit-il.
Si l’on considère que les cloques ne font pas mal, oui.
— C’est sûr. Ca m’a permis de découvrir un peu le coin. Aussi de me remplir les poumons de cet air vivifiant que l’on ne trouve que sur la côte sauvage.
C’est ce que j’étais venue chercher en venant chez l’oncle Aristide, avant de travailler plus sérieusement pour l’audition : Un peu de répit avant l’échéance du contrôle de fin de mois.
— Y’a pas à dire, continuai-je. Y’a quelques paysages somptueux par chez toi. Tout ce que j’espère, c’est d’avoir une maison comme la tienne plus tard.
A ces mots, un sentiment d’immense fierté s’empara de l’oncle, lui qui avait besogné pour pouvoir se payer ce genre de baraque.
— C’est certain que ce n’est pas en ville, entourée d’immeubles, que tu
peux contempler ce genre de paysages. Vrai ?
— Vrai, acquiesçai-je.
— Lors du coucher de soleil, lorsque la nuit commence à tomber à l’horizon, la vue sur le port de plaisance est vraiment magnifique. On y voit des peintres amateurs venir y puiser leur inspiration, tant les couleurs sont vives et pénétrantes.
— Et toi tu peins des cartes postales.
— Pour le moment. Le temps de faire mes gammes. Faire ses gammes, tu dois connaître ça ?
— C’est sûr… C’est sûr. On dit ça aussi en peinture ?
— Non. Enfin, tu as compris ce que je voulais…
— Oui. Oui.
Dans la partie cuisine de la salle à manger, Irina s’activait. Elle interrompit notre conversation en me demandant de mettre le couvert. Une fois les épluchures enlevées, l’oncle souleva le journal afin que je puisse étendre la nappe et disposer les verres, les assiettes et l’argenterie. J’exécutai les ordres d’Irina, sans broncher. En conséquence : Son regard noir tendait à s’éclaircir.
La vapeur qui se dégageait de la cuisine parfumait agréablement les autres pièces. Oublié l’épisode du jus de chaussettes.
Je m’assis à table. Sur une étagère derrière moi, les gobelets remplis d’herbes et d’épices étaient posés, les ustensiles de cuisine étaient minutieusement rangés.
La minuterie du four sonna.
— Ce plat, ta tante dit qu’elle l’a préparé mais c’est surtout ce qu’elle veut faire croire, murmura Aristide.
— C'est-à-dire ?
— Acheté chez le traiteur. J’ai vu le ticket de caisse dans son sac…
Attends. Elle arrive.
Pendant le repas, j’apprenais des choses sur le jardinier. L’oncle et Irina en parlaient ouvertement. Ainsi, je fus informée qu’il lui arrivait de traîner ses savates dans toutes sortes de quartiers mal fréquentés. Irina le comparait à un délinquant au lourd passé judiciaire tandis que l’oncle minimisait les événements, prétextant qu’il n’était qu’un gamin influençable.
En quelque sorte, cette discussion volontairement ouverte avait pour ambition de me faire connaître les fréquentations douteuses de Romain Dupré. Il fallait s’en méfier, apparemment. Mais cela avait aussi pour effet d’attiser ma curiosité, en le rendant d’autant plus intriguant. Ces choses peu reluisantes, allais-je lui en parler pour vérifier leurs propos ? Probablement que non. Je venais passer une semaine chez mon oncle. Au calme de la campagne. Pas le moment de lancer des sujets qui allaient me revenir à la face comme un boomerang. En plus, pour le peu que je connaissais Romain Dupré. Il avait l’air sympathique, au premier abord. Il devait l’être. Probablement. Ce ne devait être que des commérages. Certainement. Des commérages colportés dans ce village aux centaines d’âmes. Quand j’irais boire un verre avec lui dans la semaine, je pourrai m’en faire une idée. De toute façon, le lendemain, il allait passer. Je pourrai le cuisiner. Généralement, ce genre de méthodes portait ces fruits.
— Et toi, Emma ? me questionna Irina.
— Moi, quoi ?
— Ton parcours scolaire ?
Studieuse, je continuais mon parcours scolaire sans rencontrer trop d’embûches. Ses derniers jours, entre deux révisions, expliquai-je, mes seules sorties avaient pour destination les cours de musique.
4
La salle à manger était une pièce conviviale, aménagée non sans un charme rustique. Proches de l’étagère à épices, d’imposantes armoires en bois d’époque servaient au rangement des serviettes, des chiffons et des produits ménagers.
Tout au long du dîner, dans une ambiance chaleureuse, les verres s’enchaînaient avec les plats copieux du traiteur. L’oncle dévorait chacun des mets proposés à peine posés sur la table. Je ne m’avisais pas de me servir sans demander la permission.
Sans que ni moi ni l’oncle lui demandions, Irina se mit à raconter comment l’oncle Aristide était entré dans sa vie. Cela remontait à une époque où tous deux étaient collégiens. Irina Doubroski venait d’arriver dans la région.
— Ce jour-là, pendant la récréation, raconta-t-elle, dans la cour, ton oncle jouait au foot. Moi, je récitais des contes à mes copines ou un truc du genre. D’un coup, un ballon était venu me heurter. En pleine face. Encore aujourd’hui, je me demande si ça avait été fait exprès. Je ne crois pas, non. Désemparé, ton oncle était venu récupérer le ballon auprès de moi. Voyant ses camarades s’impatienter et voulant finir leur match avant la fin de la pause, il m’avait invitée au bal de fin d’année afin que je le lui rende. Le jour du bal à la salle des fêtes, plusieurs danses firent de ce premier rendez-vous une amourette passionnée. Cette amourette incertaine des premières minutes de notre union, officialisée via la mairie et l’église des années après, avait grandi au gré du temps. Laissant la part belle aux sentiments et aux gentils mots, notre couple n’est encore jamais tombé dans la lassitude. Enfin, il me semble ?
Elle regarda l’oncle qui confirma. Et elle reprit de plus belle :
— Pour cela, ton oncle ne perd pas une occasion de m’offrir un bouquet de fleurs ou une boîte de chocolats. Encore hier matin, il m’a offert une boîte.
Elle n’a donc pas quarante ans, pensai-je. J’en étais sûre. C’était bizarre aussi, dix ans qu’elle a quarante ans. S’ils se sont connus au collège, c’est qu’elle a… quatre, cinq ans de moins que l’oncle.
Un bâillement aussi audible qu’expressif m’échappa. Je plaçai ma main devant la bouche mais le mal était fait.
Irina réagit aussitôt.
— Je t’ennuie, jeune fille ?
Je crois que je viens de me faire griller.
— Non. Absolument pas. Tu ne voudrais pas me parler de ton pays d’origine ?
— Si tu veux.
— Tu es arrivée pendant tes années collégiennes, alors ?
— Exactement. Je suis arrivée durant la troisième année, au collège.
Et Irina enchaîna sur les épreuves qu’elle dut affronter à cette époque, elle
qui avait su s’imposer par son charisme et son franc-parler.
Je l’écoutais d’une oreille. Au moins, elle m’avait épargné le couplet de la dernière fois. L’histoire des défilés de mode, du shopping et de ces connaissances des milieux huppés qu’elle retrouvait lors de galas.
— T’ai-je parlé du dernier défilé collection printemps-été ? me demanda-t-elle.
— Et bien non.
— Viens donc faire la vaisselle avec moi ! On en parlera.
Je crois que je me suis fait avoir.
— J’arrive.
La vaisselle faite, avec l’oncle, nous discutions autour d’une tasse de thé. La conversation portait sur la comparaison entre la fermette et son ancien logement qui était un appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble construit dans les années cinquante agrémenté d’un bout de jardin. Tous deux nous détaillions point par point les avantages et les inconvénients entre une habitation à la campagne et une en ville. L’oncle manquait encore d’arguments car il ne s’y était installé que dernièrement. Son bagout naturel compensait cela. Pour ma part, j’utilisais un ton plus scolaire pour défendre mon point de vue.
Irina intervint. Venait-elle pour nous départager ? Pas exactement. Elle chuchota quelques paroles à l’oreille de l’oncle qui interrompit aussitôt le débat.
J’essayai d’écouter ce qu’elle disait. Je n’y parvins pas. Juste deux, trois paroles s’échappèrent. Elle parlait d’une tenue de nuit achetée au marché, semblait-il. Puis elle lui demanda de monter avec elle se coucher. Dans un
sourire, elle expliqua qu’il apprécierait.
Sûrement un rapport avec sa nouvelle de tenue de nuit, songeai-je.
L’oncle se laissa tirer par la manche. Elle n’en finissait de lui chatouiller l’esprit de belles paroles, lesquelles se référaient à la nuit qu’ils allaient passer ensemble.
5
Le deuxième jour. Le matin. Au sommet d’un chêne, une grive musicienne chantait au soleil levant. Le ciel était clairsemé de timides rayons. Dans le potager, au milieu des fructueuses cultures de légumes, j’apercevais le jardinier.
L’oncle se trouvait dans un fourgon garé dans l’allée dans lequel il retapait une gazinière. Avec du décapant et une éponge gorgée d’eau, il nettoyait les tâches de café incrustées sur les plaques de cuisson.
J’ouvris la porte coulissante.
— Tiens, Brunette ! fit-il.
Avec la paume de ma main, j’aplatis un épi sortant de mon chignon.
— Alors, passé une bonne nuit ?
— Très bonne.
Des cernes sous chaque œil, j’avançais à petits pas, en me frottant les yeux.
— Ce véhicule, expliqua-t-il, je pense m’en servir pour d’éventuelles sorties. A l’arrière, je vais y installer des banquettes. De quoi faire quelques périples.
Au fur et à mesure de la discussion, j’apprenais qu’il passait les matinées
de ses congés soit à le faire reluire, soit à l’aménager.
Irina se présenta à son tour. Pour lui dire ce qu’elle en pensait.
J’assistais à la joute verbale.
— En ville s’organise une vente aux enchères prochainement, exprima-t-elle. J’ai vu une pancarte dans le bourg. Ce vieux fourgon, tu pourrais l’y amener. Tu pourras en tirer une certaine somme. En plus, cela permettra de faire de la place dans le garage ; pour y étendre le linge.
La réponse de l’oncle ne se fit pas attendre :
— Pour moi, c’est bien plus qu’un simple objet de collection. Si je te demandais de vendre la broche de ta mère. Que dirais-tu ?
— Oui. Bon. D’accord.
— Ce fourgon, c’est plein de souvenirs, continua-t-il. Et puis, pour sécher le linge, il existe une chose qu’on appelle sèche-linge. On ne vit plus à la préhistoire. Il faudrait que tu t’y fasses.
— Tu sais très bien que tout ce qui touche à la technologie, ce n’est pas trop mon truc.
Puis, s’avouant vaincue, elle rebroussa chemin, remonta l’allée gravillonnée entre l’épouvantail fabriqué à la hâte sur lequel des passereaux picoraient des miettes de pain et le pneu de tracteur accroché à un arbre.
Du côté du potager, j’observais le jardinier qui remontait sa mèche derrière son oreille. Il s’était arrêté de bêcher pour regarder quelque chose. Mais quoi ? Le fil à linge. Et plus précisément ce qui y séchait. L’insistance d’Irina concernant le linge à faire sécher, cela venait de là. Sans nul doute. Elle aussi avait remarqué son intérêt pour les sous-vêtements qu’elle y accrochait.
La large majorité était à dentelles, d’autres légèrement plus sobres.
6
Plus tard dans la journée, je me rapprochais de la barrière qui délimitait la propriété du corps de ferme.
Alors qu’Irina était allée faire un tour dans le bourg, l’oncle donnait du grain aux gallinacés dans le poulailler. Une joyeuse ribambelle becquetait à ses pieds. Elle se composait de poules, d’un dindon et d’un paon.
Avec discrétion, je m’avançai vers le jardinier. Lorsqu’il ne s’intéressait pas au contenu du fil à linge, il continuait le travail entamé en début de matinée. Sa chemise à carreaux déboutonnée laissait apparaître la pilosité de son torse.
Je montrais de la compassion à l’égard des travailleurs de la terre. Je les tenais en respect. Toujours. Même si je ne venais que rarement à la campagne, je savais dans quelle mesure ils sacrifiaient leurs corps à la tâche. Je ne pouvais qu’en être respectueuse. Pas envers Romain. Lui, depuis le début de la journée, je venais le taquiner dès que j’en entrevoyais la possibilité.
Il avait la responsabilité du jardin et des cultures maraîchères. Je venais régulièrement le voir, avant qu’il rejoigne le bistrot, comme chaque soir. Il s’efforçait de maintenir une certaine harmonie dans la disposition des rangées de légumes. La bêche posée à ses côtés, agenouillé, il arrangeait à sa convenance les bottes de radis plantées lors du dernier semis, avant de les recouvrir d’un film plastifié. Il démontrait de la minutie, un savoir-faire indiscutable. Comme je le remarquais, il ne faisait pas de doute qu’il savait ce qu’il faisait.
— Sur la route, l’interpellai-je, j’ai pu voir qu’il y avait de nombreuses plages dans le coin.
— Ben ouais.
— Ca semble attirer de nombreux touristes.
— Ben ouais.
— Tu n’es pas très causant, on dirait.
— C'est-à-dire qu’ici on va plutôt du côté de la rivière. A l’aire de jeu. On peut aussi s’y baigner.
La conversation se dénoua.
Comme il me le disait volontiers, il ne comprenait pas les gens qui restent enfermés chez eux alors qu’il y a tant de belles choses à découvrir dans la nature. Tous ces bureaucrates cloîtrés dans leurs bureaux aux allures de cages à poules l’effrayaient. Il n’arrivait pas à s’y faire. Pour lui, ceux qui habitaient en ville, il était évident qu’ils n’avaient jamais goûté aux joies de la vie à la campagne. Dans les environs, expliquait-il, ils vivaient surtout de l’agriculture.
— Ce soir, ça te dirait d’aller boire un verre au bourg ? me proposa-t-il.
— Oui. Pourquoi pas.
Ensuite, furtivement, je montai dans la salle de bain pour essayer les
produits de maquillage d’Irina. Je fouillai dans sa trousse. Parmi le matériel de ravalement de façade, se trouvait la fameuse broche.
L’oncle n’était pas loin.
— Brunette, prends garde à ce que ta tante ne te surprenne pas à mettre ton nez dans ses affaires, conseilla-t-il. Pas sûr qu’elle apprécierait… Quand on touche à ses affaires…
— C’est que je n’ai pas pensé à apporter mon maquillage. Je me suis dit à la campagne…
— Quoi ? A la campagne ?
— Non. Non. Rien.
Même si Irina n’avait pas l’air de beaucoup s’en servir, je remis ses produits de maquillage en place.
Lorsqu’elle débarqua, pour détourner son attention, l’oncle la prit par le bras et l’amena dans la cuisine.
Maquillée, je rejoignis Romain devant la maison. Il m’attendait, assis sur un muret. Les jambes arquées, affublé d’un blue-jean usé, il avait la dégaine d’un cow-boy. Comme tout droit sorti d’un western. Son cyclomoteur était à ses côtés.
— Lulu est sur place, m’indiqua-t-il. Tu pourras faire sa connaissance.
— Lulu ? Qui est-il ?
— Elle. Lucie. Tu n’auras qu’à aller sur le porte-bagages. Pas des plus confortables mais ça t’évitera un peu de marche à pieds.
J’acceptai, repensant à l’émergence de cloques sur mes pieds.
Romain sauta sur l’engin motorisé. Les suspensions plièrent. Je m’assis
derrière lui, en profitai pour passer mes bras autour de sa taille. Il enfonça
son pied sur le kick. Une fois, deux fois, plusieurs. Finalement, la mobylette démarra. Il s’arrêta.
— Attends un peu. Un léger contretemps.
Il descendit après avoir mis la béquille.
— C’est quoi ? interrogeai-je.
— Le phare avant. Depuis que j’ai remplacé l’optique d’origine par un phare rectangulaire, les pattes de maintien ont tendance à se déboulonner.
Rien capté à son charabia.
— C’est quand tu as essayé de démarrer ?
— Ben ouais.
Un ou deux rafistolages plus tard, nous pûmes prendre destination du bourg. Je m’accrochais à Romain. Tantôt par la taille, tantôt par la veste.
Je comprenais pourquoi on appelait ça un porte-bagages. J’avais vraiment l’impression d’être trimballée comme un vulgaire colis.
2. La taverne
1. À la ferme
7
Si l’on excepte les arrêts fréquents pour pannes répétées, la route se passa bien. Tout du moins pour Romain qui n’avait pas la place du colis. Deux kilomètres à tout casser, le cyclomoteur pouvait encore supporter cette distance. Ne portant pas de casque, l’arrivée dans le bourg se fit plus discrète. Il me déposa dans une ruelle avant la taverne à l’enseigne bleue et rouge.
— Je laisse mon cyclo ici. On est plus très loin. On va faire le reste à pieds. Ca ne te dérange pas ?
— Non. Non.
Je descendis de l’engin motorisé et m’octroyai quelques exercices d’assouplissement.
Pour une telle escapade, la place sur le porte-bagages n’était pas la meilleure. L’expérience ne serait pas à réitérer. Même avec des pauses régulières. Dorsaux, lombaires, fessiers, le tout en vrac pour un parcours de deux malheureux petits kilomètres. Et cette chose longue et dure, qu’est-ce que c’était ?
Plus que cette ruelle à parcourir et nous allions arriver à la taverne.
Dans le bourg, les commerçants fermaient leurs boutiques. Contrastant avec les nuages noirs couvrant le ciel, des pigeons au ramage blanc tournaient autour de l’église. Les volets de vieux baraquements aux vitres brisées frappaient. Ce quartier paraissait étrangement sinistre.
Le climat était plus doux que la veille.
Presque tous fringués de la même manière, des écoliers descendaient d’un autocar à l’arrêt scolaire. A croire qu’ils avaient fait leurs achats vestimentaires dans le même magasin, la seule boutique de vêtements du village.
Nous passâmes devant ce magasin. Posées à côté de vêtements en devanture, des poteries en grès formaient un sanctuaire dans lequel poussaient des plantes grimpantes. Dans un plan d’eau, se baladaient des tortues. Des poissons exotiques paraient de leur couleur les aquariums aux multiples décorations flamboyantes. C’était un des rares commerces du village qui comptait peu d’habitants en hiver. Et en été, pas plus. Sans parler des autres mois de l’année.
Le site archéologique censé faire la richesse du patelin, le syndicat d’initiative qui regroupait les résidus de fouilles exposés, la bijouterie dans laquelle se fabriquaient des bijoux à l’effigie du village demeuraient des lieux désertés plusieurs jours par semaine. Plusieurs semaines par mois.
Un crachin mouillait les cheveux.
— Pas de parapluie, Romain ?
— Ben nan. Tu vois bien. T’es une petite comique, toi !
Il sortait ses griffes.
— Je l’aurais mis où ? ajouta-t-il. Pas de sacoche sur mon cyclo. Ca fait
vieillot, je trouve.
Je lui accordai la réponse.
Cette chose longue et dure ? Pas un parapluie.
Au bistrot, nous rejoignîmes Lucie Ladouce, dite Lulu. Une jeune femme blonde de vingt ans à la tenue colorée, à la silhouette longiligne, aux longs collants affinant un peu plus des jambes déjà grandes. Elle se désaltérait avec un soda assorti à son habit orangé. Elle tenait en laisse un petit chien, un bouledogue français.
L’office faisait l’angle de la rue. Ses murs étaient mitoyens à un magasin de sport, celui dans lequel l’oncle achetait les maillots signés de ses joueurs favoris du moment. Les seuls à disposition dans l’étroite boutique.
Le crachin rencontré sur la route avait fait que le maquillage dégoulinait sur mon visage et me donnait un aspect de clown triste.
Cela n’avait eu aucun effet sur le maquillage de Lucie.
— Tu dois être Emma ? me demanda-t-elle au bout d’un moment, en mâchouillant énergiquement un chewing-gum.
— Oui.
— Romain m’a parlé de toi.
— En bien, j’espère ?
— Naturellement.
— Tu travailles dans le village ?
Lucie indiqua ses embauches antérieures. Non des moindres. Elle mentionna avoir travaillé, dernièrement, pour le compte de hautes personnalités. Je voulus connaître leur identité. Elle ne le révéla pas. Secret professionnel, prétexta-t-elle. Simplement, en parlant de sa dernière embauche, Lucie dit avoir été chez un couturier très convoité qui voyait chacun de ses défilés attendus impatiemment par de fervents admirateurs. Mais pas de nom de famille.
— A présent, je suis serveuse.
— Où ça ?
— Dans un resto du coin.
— Et tu habites dans le quartier ?
— Au port de pêche.
Son boulot de serveuse lui convenait, disait-elle. Elle aimait rencontrer des gens et échanger ses points de vue. Chose possible avec ce genre d’activité.
Lucie me retourna la question :
— Et toi, Emma, tu fais quoi ?
— Romain ne t’en a pas parlé ?
— Pas du tout.
— Très bien. Je viens d’avoir mon bac, en fait. Je dois passer une audition prochainement. Pour une école de musique.
— Je constate que ton avenir est tout tracé.
— Et bien…
— C’est sûr que moi, je n’aurais pas été m’aventurer dans une telle galère,
intervint Romain.
— Encore eut-il fallu que tu en aies les moyens, rétorquai-je.
— Comment ça ?
— Non. Rien. Oublie. Je dis simplement qu’il aurait fallu que tu aies continué
tes études pour prétendre accéder aux études supérieures. Ce qui n’est pas
ton cas, n’est-ce pas ?
— Ben nan.
— Tu es venue passer quelques jours chez ton oncle ? me demanda Lucie.
— C’est ça.
La manière de se tenir de la blonde amplifiait son galbe. La poitrine en avant, les épaules en arrière.
Elle enleva son chemisier. Son tee-shirt lui moulait le buste. A travers les mailles, se devinait son soutien-gorge. Un soutien-gorge qui semblait issu de la collection d’Irina. Au moins autant aguicheur. Lucie Ladouce semblait être une personne malicieuse, habile mais pas des plus futée. Des lacunes se décelaient chez elle. En y ajoutant un tempérament bien trempé, cela donnait un cocktail explosif.
8
J’essayais de faire donner la patte au chien de Lucie. Entreprise qui échoua.
— C’est un bouledogue français, n’est-ce pas ?
— Tout à fait.
Une chose chez lui m’intriguait toutefois.
— C’est normal qu’il bave autant ?
— Oui. Tu as raison. Je vais demander une gamelle au patron.
Elle s’adossa à son siège :
— Tavernier !
Le patron du bistrot envoya un bol d’eau et la conversation reprit.
— Le fameux chien de garde dont tu me parlais, c’est donc lui ? demanda Romain à Lucie.
— C’est lui.
— Pas vraiment le molosse auquel je m’attendais. Vu son gabarit, il ne doit pas faire de mal à une mouche.
— N’en sois pas si sûr. Il en a rembarré plus d’un.
— Si tu le dis.
— Une démonstration ?
— Ben ouais. Je t’en pris.
— Allez, Osiris ! Attaque !
A peine l’ordre donné, le chien me bondit dessus. Dans un mouvement brusque, il me fit basculer.
— Pas encore très au point, fis-je remarquer à Lucie, sous les pattes du bouledogue.
— Euh… oui. Désolée, Emma. Encore quelques réglages à effectuer… Relâche-la, Osiris !
Et il me relâcha. Je pus me relever.
— Pour les réglages, demande à Romain ! indiquai-je. C’est un spécialiste.
La remarque sembla lui déplaire. Il m’interpella :
— Eh ! Emma, pourquoi tu dis ça ?
— Non. Non. Pour rien.
Je repris ma place autour de la table.
La soirée avança. Comme depuis notre arrivée dans ce bistrot, la délurée Lucie Ladouce ne ménageait d’efforts pour attirer les regards. Elle aimait mettre de l’ambiance. Lorsque nous cherchions à lui faire temporiser ses agissements, cela n’avait que peu d’incidence sur son comportement. Bien au contraire. Cela la motivait à en faire davantage.
Elle avait retiré ses bottes à semelles compensées d’une quinzaine de bons centimètres et, après quelques contorsions dans l’étroite allée du bistrot, avait pris place sur la piste de danse ; un emplacement entre trois tables et deux chaises.
Sa souplesse semblait fasciner Romain qui la regardait réaliser ses
prouesses.
Lucie me proposa de me joindre à elle pour entamer quelques danses.
— Le dernier morceau à la mode ! Tu connais ? Tu viens danser ?
— Oui. Je connais. Mais non.
Je me retournai vers Romain :
— Et toi ?
— Ben je peux pas. Je m’occupe du chien.
— La bonne excuse.
— Allez ! Viens donc ! Que je te montre, insista Lucie.
— Allez, Lulu te le propose si gentiment, rajouta Romain.
Les insistances restaient vaines. L’enthousiasme de la blonde ne retomba pas pour autant. Continuant d’animer la soirée, elle passait de la danse orientale à une forme expérimentale de salsa avec facilité. Après, debout sur une table, elle faisait tourner une serviette. Elle se déhanchait avec entrain. De la nonchalance mêlée à une dose d’insouciance en ressortait.
Tandis que Romain frappait dans ses mains pour tenir la mesure, le bouledogue me mordillait le bas des jambes, humidifiait mes chaussures de bave. Il me scrutait d’un drôle d’œil, celui qui était ouvert. Je cherchais un moyen de détourner son attention. Des pistaches traînaient sur le comptoir. Je me levai, allai en récupérer une poignée et me rassis.
Je me penchai pour en filer au cabot. Il était toujours à mes pieds, allongé à côté du sac à main de Mademoiselle Ladouce. Un sac à main débordant de produits de beauté avec, entre autres, un panel imposant de rouge à lèvres dans lequel elle avait pioché le rose vif qui mettait en valeur ses lèvres pulpeuses.
Romain semblait toujours autant conquis par ses frasques. Lorsqu’elle revint à table, il sortit un appareil photo de dessous sa veste kaki.
Cette chose longue et dure, c’était donc ça, observai-je. Sacré zoom.
Il proposa de tirer des clichés. La blonde parut contente et, rapidement, commença à prendre la pose, ajoutant des mises en scène imaginées par Romain à d’autres qu’elle improvisait.
Le jardinier la photographiait telle un top-modèle. A un moment, celle-ci tenait une fleur entre ses dents. A un autre, elle s’accroupissait, les bras levés au ciel.
En pleine action, j’interpellai Romain :
— Pourras-tu me montrer comment fonctionne ton appareil, que je ramène des photos du coin ?
— Ben ouais. Si tu veux. Quand j’aurai fini avec Lulu. Sinon, tu pourrais acheter des cartes postales ? Tu n’y as pas pensé ?
— Pas pareil.
— Tu n’as pas d’appareil photo sur ton portable ?
— Pas pareil.
Le chien s’attaquait à présent à mes mollets. Les pistaches manquaient. Il me fallait un autre moyen pour m’en occuper. Un coup de talon bien placé dans ses attributs mais Lucie veillait. Entre deux poses photos, elle surveillait l’animal.
Elle appartenait à un mouvement syndical, apprenais-je, par la suite.
Pendant qu’il la photographiait, Romain se moquait d’elle, en s’y référant. J’écoutais.
— Dis-moi, tu as organisé une autre manifestation depuis la semaine dernière ? lui demanda-t-il, sarcastique.
Lucie leva les yeux au ciel, soupira.
— Tu es pesant. Tu me fais le coup à chaque fois. Non, Romain.
— Ben c’est plus fort que moi. J’ai l’impression que tu t’investis toujours
dans des causes perdues.
Elle haussa le ton :
— Des causes perdues ? Je t’en ficherai des causes perdues. Je te demande si tes légumes poussent bien ? Non. Alors ?
Sous ces coups de boutoir, Romain devenait penaud.
— Bon. Ben si on peut même plus plaisanter.
— Les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. N’est-ce pas ? dit-elle, en se retournant vers moi.
J’acquiesçai.
La séance photos se stoppa là-dessus.
Lucie restait néanmoins furieuse envers Romain. Le remarquant, il chercha à la réconforter. Il essaya de l’embrasser sur le front. Peine perdue. Alors, il commanda une bouteille de mousseux.
Sitôt servie, je pris la bouteille dans les mains du jardinier.
— Laissez-moi faire !
— Tu sais comment…
— Bien sûr.
Après l’avoir soigneusement coincé entre mes cuisses, je me chargeai de la déboucher. J’en fis jaillir le bouchon qui faillit se loger dans l’œil de Lucie. Furibonde, cette dernière m’administra une série d’insultes. L’air confus, je m’excusai mais elle ne voulait rien entendre et s’accrochait à la manche de Romain.
— Elle l’a fait exprès. Je l’ai vue.
Je m’indignai.
— Mais non. Que vas-tu imaginer ?
Romain qui s’était servi pouffait de rire. Il leva son verre et proposa à Lucie
de trinquer avec lui afin de faire oublier son animosité.
Derrière le comptoir, traînait une mallette de poker. Romain alla la chercher et nous proposa une partie. Nous acceptâmes. Il mélangea avec dextérité les cartes et les distribua.
— Lulu, toi, je connais à peu près ton niveau. Emma, tu sais jouer, au moins ?
— Bien sûr.
— Si tu veux une petite mise au point pendant la partie, n’hésite pas à demander !
— Ca ira.
Lors de la première main, mon jeu n’était pas fameux. Romain avait l’air content de lui. Lucie était dubitative.
— Emma, je te rappelle les règles, si tu veux ?
— Ca ira.
Romain sortit une paire de lunettes de soleil de la poche à bouton de sa veste. Il mit la capuche de son sweat sur la tête. Il prenait les choses au sérieux. J’en souris.
— Ca y est. Je suis paré… Emma, tu vas te transformer en statue. C’est à toi de jouer ! Je te rappelle les règles, si tu veux ?
— Pas la peine. J’attendais que tu enfiles ton costume.
La partie se déroula pendant presque une heure. Je ne pus cacher
longtemps que je ne possédais que de vagues notions. Lucie essaya de suivre tant bien que mal.
Romain gagna la partie avec une large avance. Pas une glorieuse victoire.
Du coup, une deuxième partie ne le motiva pas. La finalité lui paraissait trop évidente. Lucie n’y portait pas grande importance. Romain lui avait parlé d’un événement qu’il avait vécu dernièrement. Elle voulait en savoir davantage.
9
— Alors, cette histoire… tu t’en rappelles ? demanda la Blonde à Romain.
— Comme-ci c’était hier.
Celui-ci expliqua dans les plus justes détails ce dont il avait été témoin quelques jours auparavant.
Nous l’écoutâmes avec attention.
— L’autre matin, dit-il, j’étais parti faire un tour en cyclo du côté du port de plaisance. Pas très loin de chez toi, Lulu. Lorsque j’ai assisté à une véritable course-poursuite.
Il nous raconta comment il suivit les véhicules concernés. Il avait le chic pour se fourrer dans des situations rocambolesques, ne pus-je que constater. Irina semblait avoir vu juste.
— Et alors ? demandai-je.
— Et ben mon cyclo a connu un léger désagrément. Le temps de régler ça, ils étaient déjà bien loin… Ces faits sont passés en une de la presse. En début de semaine dernière, je crois. Tu n’en as pas entendu parler, Emma ?
— Non.
— Tu ne dois pas t’intéresser à l’actualité ?
— Si. Pourtant.
— Moi aussi, fit Lucie. Je m’y intéresse.
Romain semblait contrarié.
— Je vais rentrer, me dit-il. Je te raccompagne ?
— Je crois que je vais faire la route à pieds. Je vais profiter du ciel étoilé.
— C’est toi qui vois.
— Lucie m’a promis de m’accompagner un bout de chemin, de toute manière.
— D’accord. On se reverra, peut être, à l’occasion.
— Certainement. Quand tu viendras t’occuper du jardin de mon oncle.
— Ben ouais. Tu restes combien de jours, déjà ?
— Je suis venue pour une semaine.
Tous trois sortis du bistrot, Romain nous montra les surprenantes options de sa petite cylindrée : Un pot d’échappement en aluminium, des carénages chromés, des clignotants multicolores. Puis, il la fit pétarader, fit crisser le pneu arrière, avant de partir à vive allure en dévalant la pente, recourbé vers l’avant dans une position aérodynamique.
Ensuite, accompagnée de Lucie et son chien, je remontai la rue nationale. La chaussée venait d’être refaite. Le goudron était encore frais.
— Au fait, Emma, j’ai un copain, Martial, qui m’a proposé une balade sur une barque, me dit la blonde. Je ne pourrais pas y aller ce coup-ci. J’ai rendez-vous chez le pédicure. Et, puis, je dois passer chez l’esthéticienne et le coiffeur. Je lui en touche un mot pour toi ?
— Qui est-il ?
— Un garçon très bien. T’inquiète ! Défenseur de la nature dans l’âme.
Je te le présenterai demain ou après-demain, si tu veux ? Il passe souvent dans le bourg en fin d’après-midi, à la supérette. Il vient y renouveler son matériel de pêche, je crois. Je ne sais pas si ça vient de lui ou si c’est le matériel, parce que je ne l’ai pas encore vu ramener de poisson. Avec toi, il aura peut-être plus de chance.
— D’accord. On verra ça.
Je consultai ma montre.
— Mon oncle et ma tante disaient qu’ils m’attendraient pour dîner. Mon oncle parlait d’une émission qu’il voulait suivre. Elle doit être terminée... Hier, en allant à la boulangerie, la distance me paraissait plus courte.
— La nuit tombe vite dans le coin.
— J’ai remarqué.
Notre chemin se sépara à la croisée d’un carrefour. Lucie et son chien prirent la rue qui menait à la gare. Moi la route de campagne. Encore un bon kilomètre à parcourir. Et plus de lampadaires. J’utilisai la lumière de mon portable pour éclairer la route sombre.
3. L'aire de jeu
10
En fin de matinée. Le cinquième jour. Je me trouvais avec Martial Bronchet sur sa barque. Le soleil rayonnait.
J’avais sorti mes sandales, mon short et mon débardeur. Lui était en bermuda, claquettes aux pieds, t-shirt à manches longues.
— Lucie a bien fait de t’en parler, me dit-il.
— Tu viens souvent ici ?
— Assez. On peut le dire.
— Et tu ramènes du poisson ?
Martial ne répondit rien.
Un peu plus tard, il avait mené la barque sur une autre zone.
— Nous arrivons à l’endroit où j’ai mis le filet hier.
— Pratique le détecteur !
— Ca s’appelle un GPS, rectifia-t-il.
— Comme sur les voitures ?
— Voilà.
— Pratique le GPS !
— C’est qu’est-ce qu’on dit... Lucie aussi me l’a dit.
Il coupa le moteur, se dissimula un peu plus derrière les longues herbes. Tandis qu’il repoussait une branche, un héron s’envola sous nos yeux. Surprise, je manquai de basculer à la renverse. Je réussis à me tenir sur mes jambes et, dans un mouvement de balancier, gardai l’emprise de la situation. La barque tanguait par mes mouvements de moins en moins assurés.
— Eh ! Fais attention ! cria Martial.
— J’essaie. J’essaie.
— J’essaie… J’essaie ? C’est qu’est-ce qu’on dit. La bouée, ici ! Le filet est là-dessous.
La remontée du filet m’émerveillait. Mes yeux pétillaient. Il était vide : Mes yeux pétillaient un peu moins.
Je crains que la blonde ait vu juste, pensai-je.
Martial fourra sa main dans la sacoche et en sortit un morceau de pain. Il y étala une portion de fromage. Il la dégusta. Moi aussi.
Une fois encore, Martial allait rentrer bredouille. Il s’en moquait. Malgré les désagréables moqueries qu’il devait subir chaque fois qu’il rentrait les mains vides, rien ne pouvait altérer sa passion de côtoyer le littoral. C’est ce qu’il m’indiquait.
Au-dessus de nous, un groupe d’oiseaux migrateurs formait un véritable escadron aux formes géométriques. Le mouvement de leurs ailes était coordonné. Martial s’y intéressait de près, lui qui aimait se retrouver en adéquation avec la nature et qui ne lésinait pas sur les moyens à mettre en œuvre pour aller à la découverte de ce genre de lieux.
Agé d’un an de plus que moi, Martial était un jeune homme rabougri. Ses côtes se comptaient aisément sous son t-shirt trop grand pour lui. Menton fuyant, joues creuses, nez pointu, il arborait une mine joyeuse. En haut de son bras droit, était tatouée une ancre. Je l’avais aperçue quand il avait retroussé ses manches lors du relevé de filet.
— Lucie n’avait jamais navigué avant de venir avec moi en mer. Et toi, tu as déjà navigué ? me demanda-t-il.
— Je ne suis pas une novice. J’ai un peu navigué, oui. Pendant mes années scolaires, en classe de mer.
— Tiens. Et ça t’a plu ?
— Certaines activités, oui. Des optimistes avaient été loués à cette occasion. Cela m’a permis une première approche de la navigation nautique.
— Si ce genre de coques t’intéresse, je ne peux que te conseiller d’aller visiter le salon du nautisme. J’en ai parlé à Lucie… Si tu trouves le temps durant ton séjour.
— Je ne pense pas. Je dois déjà aller au théâtre avec mon oncle. Au ciné aussi. Certainement.
— Ah oui. Vous allez voir quel film ?
— Ce n’est pas encore décidé. A vrai dire. Eh ! Martial ! Tu te rapproches du bord, là !
Dans une manœuvre rapide, il reprit le cap. Sa distraction avait failli nous amener en hors-piste. Remise de cette frayeur passagère, je le grondai.
— C’est ma manière de naviguer, répliqua-t-il. Pas de quoi flipper comme ça. Lucie, cela n’avait pas l’air de la déranger.
Une réponse peu convaincante.
— Préviens-moi, alors, la prochaine fois !
Martial acquiesça.
Le cours d’eau remontait jusqu’à la rivière. Le passage large se réduisait.
Mon téléphone portable se mit à sonner : Un message de Lucie qui disait qu’elle m’attendait à l’aire de jeu. Je lui renvoyai un texto pour lui dire que moi et Martial arriverons sans tarder.
L’aire de jeu commençait à apparaître. La balançoire, le bac à sable et Lucie allongée sur une serviette, bikini rose et boucles d’oreilles de sortie.
11
Assise sur la berge, je contemplais la beauté des paysages. Munie d’une paire de jumelles empruntées à Martial, d’un mouvement de la tête, je faisais le tour du panorama.
Installée à mes côtés, Lucie avait sorti de quoi faire un pique-nique.
— Tu n’as pas amené ton chien, ce coup-ci, lui dis-je.
— Pas ce coup-ci, non. Il est resté chez mon père, le temps de mes rendez-vous. En plus, je suis passée à la boutique de fringues.
Je comprenais que celle-ci passait un temps considérable à faire les boutiques. Presque la totalité de ses économies partait là-dedans. Elle ne s’en cachait pas. La mode ne cessant de changer, pour rester en vogue, il lui fallait régulièrement refaire sa garde-robe, expliquait-elle.
Je sortis la broche d’Irina.
— Tiens Lucie.
— C’est donc à ça qu’elle ressemble cette broche. Montre voir !
— Fais-y attention !
— T’inquiète ! Je peux la mettre ? Juste pour l’après-midi. Après, je te la rends.
— Oui. Bon. D’accord. Mais prends-en soin !
— T’inquiète !
Lucie l’épingla à son maillot.
— Tu es sûre, sur le maillot ?
— Evidemment. Tu ne dois pas connaître la mode, ma chère.
— Un peu. Un peu. Sans plus.
Martial était debout devant nous.
— Au fait, ça fait longtemps que tu es arrivée ? demanda-t-il à la blonde.
— Le temps de prendre le soleil côté face.
— Me voilà bien avancé. Tu peux préciser ?
— Une petite demi-heure. Quand j’ai envoyé le texto à Emma.
— Tu avais quoi à faire ce matin ?
— Des choses. Plein de choses.
— Plein de choses… Plein de choses ? C’est qu’est-ce qu’on dit.
Dans les champs longeant la rivière, des vaches laitières broutaient. La rosée avait laissé les terrains bien humides.
Je débouchai une bouteille de boisson gazeuse et but une pleine gorgée.
Martial se rapprocha un peu plus de Lucie :
— Quelque chose qui ne va pas ? Tu m’as l’air absente.
— T’inquiète !
Martial continua dans un ton romantique :
— A côté de toi, le soleil me paraît bien pâlot. Tu n’as donc pas à t’inquiéter.
Ce qui l’inquiétait c’était l’arrivée de nuages gris. Entre autres rendez-vous, elle avait été chez le coiffeur et elle ne voulait pas se retrouver avec une choucroute sur la tête, confia-t-elle.
Les cheveux en bataille, le bermuda tombé sur les genoux laissant
apparaître en partie son caleçon, Martial se caressait un semblant de moustache avec ténacité comme si une idée lui trottait derrière la tête.
Il se tourna vers moi :
— J’en arrive parfois à me demander s’il n’y a pas une liaison secrète avec son coiffeur, vu le temps qu’elle y passe, celle-là.
Lucie réagit, en ronchonnant :
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ? Tu es idiot de t’imaginer de telles choses !
— Moi, tout ce que je remarque, c’est que tu passes beaucoup de temps dans ce salon de coiffure. Tu as pris un abonnement ? C’est ça ?
A cette basse attaque, elle répliqua :
— Martial, je te demande si tes tracteurs fonctionnent bien ? Non. Alors ?
— C’est qu’est-ce qu’on dit.
Elle faisait allusion au cursus scolaire de Martial qui était entièrement consacré aux motorisations. Quand il n’était pas à son lycée professionnel, il passait ses journées chez un particulier spécialisé dans la réparation de machines agricoles.
De toute la matinée, il n’en avait pas fait allusion. Les sujets de discussion avaient tous tourné autour de la pêche. Un peu. Et de Lucie. Beaucoup.
12
Aux côtés de Lucie allongée côté pile après côté face pour dorer avec efficacité, je dénouais mon chignon.
Lucie demanda à Martial de lui étaler de la crème solaire sur le dos. Il ne mit pas longtemps à accepter. Elle appréciait de se sentir ainsi choyée et cela se percevait.
— Elle me va comment cette broche ? lui demanda-t-elle.
— Magnifiquement bien.
— Eh ! Martial, fais un peu attention ! cria-t-elle. Tu me fais de l’ombre, là. J’aimerais qu’en rentrant mon teint soit suffisamment halé pour avoir l’air en forme.
— Pour moi, tu seras toujours aussi radieuse, confia un Martial qui utilisait toujours le ton larmoyant. Faudrait que tu me donnes la recette de la jeunesse éternelle. Tu sembles l’avoir découverte. A croire que tu aies trouvé la fontaine de jouvence.
— En même temps, je n’ai que vingt ans, dit-elle.
Martial semblait toujours aussi peu avare de compliments lorsqu’il s’adressait à Lucie. Même lorsqu’il avait le rôle du dévoué serviteur aux petits soins de sa princesse.
— Tu disais aussi ça à Emma, ce matin ? ajouta-t-elle.
— Non. Pas du tout. Rien qu’à toi. Emma te le confirmera.
Il se tourna vers moi :
— C’est vrai, non ?
— C’est vrai, finis-je par dire.
— Tu vois, Lucie. Rien qu’à toi.
— Oui. C’est ce que tu dis.
Pas convaincue, la blonde. Martial continua, tout de même, son éloge. Des phrases dans le genre : Le temps n’a aucune emprise sur ta silhouette que je trouve ravissante. Et d’autres du même tonneau.
Lucie n’en tenait plus compte. Nous commencions à nous faire des confidences sur nos dernières conquêtes amoureuses. Surtout elle, en fait.
— Tu as éveillé ma curiosité, lui dis-je après que celle-ci m’ait raconté une histoire récente. Dis-m’en davantage ! As-tu été sensible à son charme ? Je veux savoir. Alors… as-tu craqué ? Je t’en pris, raconte-moi ! Tu as succombé ? Hein ?
— Pas vraiment. Je dois dire qu’il était très intéressant. Son charme était indéniable. Il m’a appris beaucoup de choses sur la nature. C’est un homme de la nature. Il s’occupe d’un élevage conséquent. Une ferme industrielle.
— Et… Les vaches il faut les traire, lui fis-je remarquer.
— Par expérience, je peux te dire que c’est assez marrant. Il m’a montré comment faire. Et puis, il y a des machines qui s’en occupent.
— Oui. C’est vrai.
— Il est plus jeune que moi de deux ans et pourtant il a la stature… J’ai eu du mal à le croire lorsqu’il m’a dit qu’il était plus jeune que moi. Franchement, je ne m’en serais pas douté. Il m’a prétexté qu’il n’était pas suffisamment mûr pour entreprendre une liaison. Il avait peur que cela devienne trop sérieux, qu’il perde sa liberté et d’autres choses de ce style.
— Ils sont tous pareils… ma parole.
Martial s’interposa.
— Ce serait trop simple de mettre tous les garçons dans le même panier.
Cette remarque ne plut guère à la blonde.
— Mais oui, Martial. Tu n’es pas comme les autres. Tu es le meilleur, on le sait bien.
Vexé par la remarque, le jeune homme lança un regard bombé de sévérité vers elle. Néanmoins, ses paroles furent différentes de son expression de colère.
— Ton petit copain ne s’est pas rendu compte de la chance qu’il avait, voilà tout. Avec le temps, il regrettera sûrement. J’en suis intimement persuadé.
— Dis-moi, Martial, quand est-ce que tu jetteras ton dévolu sur une autre que moi ? Il y a plein de filles très bien. Je pourrais te présenter des amies. Qu’en dis-tu ?
— Je les connais, tes amies…
Lucie me serra dans ses bras.
— Et Emma, elle ne te plaît pas ?
Embêté par cette réaction, Martial resta bouche bée.
— Maintenant, lâche-nous, ajouta la blonde. Tu ne vois pas que nous
sommes en pleine discussion.
Une heure plus tard, Martial était rentré chez lui, soit disant pour une
histoire de grande marée. Lucie m’étalait de la crème solaire sur les bras. J’en bondissais de la serviette.
— Houla ! C’est froid ! Qu’est-ce que…
— Juste un peu de crème solaire. Ne fais pas ta douillette ! Amène ta bouille par là !
Elle m’étala le restant du tube sur les pommettes et le front.
— Crois-tu que j’ai besoin de crème ? Je n’ai plus une peau de bébé.
— Un coup de soleil est si vite arrivé...
— Si tu le dis.
— Si les nuages restent dans leur coin.
— Evidemment.
13
— Emma, quelle heure est-il ? me demanda Lucie.
— Dix-huit heures trente. Pourquoi ?
— Romain ne devrait plus tarder. Il devait passer au square. Au panier de basket. Après, il m’a dit qu’il viendrait.
— C’était ça le texto tout à l’heure ?
— C’était ça. Au départ, il m’a dit qu’il allait au skate parc après le square. Et quand je lui ai dit que tu étais avec moi, il m’a dit qu’il allait passer. Je me demande s’il ne vient pas plutôt pour toi.
— Tu crois ?
— Tu sais, je vous ai vus l’autre jour au bistrot. Vous aviez l’air en grande discussion.
— Ah oui. C’est quand je suis allée chercher du pain. Depuis mon arrivée à la fermette, ma tante m’envoie chaque soir à la boulangerie. J’ai bien du le croiser, effectivement. Mais que veux-tu insinuer ?
— Non… non, rien du tout.
Lucie se mit à siffloter. Pas longtemps : Romain débarquait sur sa mobylette. Sur sa monture, à petite allure, il avança vers nous, un sac sur le dos. Une petite coquetterie était à mettre à son actif pour cette journée : Une chaîne en or autour de son cou. Tout de suite, il s’adressa à Lucie :
— Chouette ça !... Avec tes boucles d’oreilles…
— Tu veux parler de la broche ?
— Oui. C’est ça.
Il sortit une console de jeu du sac à dos.
— Je te l’ai ramenée. Tu voulais essayer mon nouveau jeu, je crois ?
— Exact.
— Tu étais au square ? lui demandai-je.
— Ben ouais. J’y vais souvent faire du basket.
— Et au skate parc, tu y fais quoi ? continuai-je de le questionner.
— Du patin à roulettes… Tu aimes les patins ?
— Euh…
L’huile coulait du moteur. La mobylette demeurait en piteux état. Il le savait. Pourtant il s’entêtait à essayer de la retaper. Une nouvelle fois, Lucie lui fit remarquer son état et, une nouvelle fois, Romain lui expliqua ce qu’il prévoyait pour la remettre en état.
L’oncle et son fourgon, le jardinier et sa mobylette. Ca doit être une coutume dans ce village, pensai-je.
Entre deux ajustements de mon chignon, j’informais Romain que j’avais été faire un tour en mer avec Martial. Ce qui ne semblait guère l’intéresser. Malgré les détails judicieusement choisis, celui-ci se rapprochait de plus en plus de la Blonde, elle lui parlait de jeux vidéos. Je ne maîtrisais pas le sujet. Je me contentais donc d’écouter.
Des gouttes de pluie se ressentirent.
— Finalement, ils ne sont pas restés dans leur coin, dis-je à Lucie.
— Quoi ? s’intrigua Romain.
— Un truc entre nous. Tu ne peux pas comprendre !
— Bon. Ce n’est qu’une petite averse qui se profile…
— Je ne sais pas trop. Je ne suis pas une experte.
— Un peu comme pour les cartes.
Il aurait pu dire la même chose concernant les jeux vidéos, la réaction aurait été identique : Je serais restée tout autant stoïque.
— Allons à la cabane ! proposa-t-il.
14
La nuit commençait à tomber. Les bourrasques de vent s’engouffraient sous les vêtements. Lucie avait troqué son bikini pour une jupe courte, un chemisier et une paire de bottines qu’elle avait emportés dans un long sac de plage. Moi, je ne m’étais pas changée. J’avais la serviette sur l’épaule.
— Pourquoi Martial n’était pas là, cet après-midi ? me demanda Romain.
— Il devait faire un tour à la plage. C’est ce qu’il m’a dit. Il parlait d’une histoire de grande marée. Je crois. Je n’ai pas trop capté, je t’avouerai.
— Il y avait une grande marée, aujourd’hui, il me semble. Un grand coéf de marée, si tu préfères.
— C'est-à-dire ?
— Je t’expliquerai. Il va sûrement ramasser des coquillages ?
— Oui. C’est ça. Il disait qu’il affectionnait ce genre d’activité. On en a largement parlé dans son bateau.
— Son bateau ? Il a un bateau maintenant.
— Sa barque, si tu préfères.
— Moi, en tout cas, intervint Lucie, quand je vais à la plage, c’est plus pour des séances de bronzage.
On ne s’en serait pas douté, pensai-je.
— Qu’est-ce qu’un grand coéf ? demandai-je à Romain.
— Un grand coefficient de marée, répondit-il.
— Qu’est-ce qu’un grand coefficient de marée ?
— Trop long à expliquer.
En dehors de la définition d’un grand coefficient que j’obtiendrais certainement plus tard par lui ou l’oncle, je m’interrogeais sur l’endroit où il nous emmenait. Les propos d’Irina le concernant me revenaient à l’esprit. Pas un de ces endroits peu fréquentables, espérai-je.
Nous empruntions un passage étroit et boueux. Les plots de réception de mon mobile disparaissaient au fur et à mesure de l’avancée. Je les guettais. Jusqu’au moment où le dernier disparu.
— Je ne sais pas pour vous mais je n’ai plus de réception sur mon portable, indiquai-je quelque peu étonnée.
— Non, moi non plus, dit Romain. Normal dans ce coin.
— Pas de réseau pour moi, informa Lucie après avoir vérifié à son tour sur son téléphone portable.
Le passage parcouru, nous arrivâmes devant la cabane en question. Une cabane qui me rappelait le garage assemblé par l’oncle. L’architecte avait du copier ses plans. A moins que ce soit le contraire. Je le mentionnai à Romain qui n’osa le confirmer. Il devait craindre que je le rapporte à son employeur. Sous bien des égards, il montrait de la méfiance envers moi. Je m’en rendais compte.
La porte de la cabane était entrouverte. Romain se rapprocha un peu plus.
Avec vigueur, il poussa la porte qui s’ouvrit, alors, entièrement. Des toiles d’araignées se décrochèrent de leur reposoir, tombèrent au sol sèchement.
Romain entra dans la cabane et y gara son cyclomoteur.
15
Nous nous trouvions dans la pièce principale de la cabane, une pièce dans laquelle l’humidité colorait la tapisserie de tâches jaunes jusqu’au plancher qui n’était qu’un assemblage de plaques de parquet vermoulu.
Les légendes sur le passé de cette cabane, durant la dernière demi-heure, Romain s’en proclama le spécialiste. Celle du fugitif venu se réfugier sur place fut celle qu’il apprécia le plus à raconter dans le détail. Avec celle du dangereux psychopathe se pointant, la chemise maculée du sang, le visage masqué, venu y enterrer ses victimes. L’ambiance était appropriée à ce genre de racontars.
— Là ! Tu as vu ? me demanda-t-il subitement.
— Quoi ? Qu’est-ce…
— Un rat ! Il y a un rat !
Mes grands yeux s’écarquillèrent. Des interrogations fusèrent.
— C’est vrai ? Tu es sûr ?
— Oui. Juste là, dit-il, en montrant l’arrière la porte de la cabane. Tu le vois ? Ca y est. Je crois qu’il s’est tiré.
— Ca t’amuse ?... Comme ton histoire de bête cruelle et démoniaque qui hante le village. Trop drôle, le gars !
— Non, mais il y avait vraiment un rat.
— Cesse donc tes sottises ! m’emportai-je. Divulguer de telles inepties. Depuis qu’on est dans cette cabane, tu radotes, toujours des histoires morbides avec un criminel d’une cruauté pas permise. Et maintenant cette histoire de rat. A d’autres.
Il rejoignit Lucie autour de la console de jeu.
A l’extérieur, les éléments se déchaînaient : La pluie et le vent doublaient d’intensité. Le ciel s’assombrissait davantage. Des éclairs bleutés laissaient de longues traînées lumineuses après leur passage. Le tonnerre grondait. Au loin, les cabots du quartier hurlaient.
Des gouttes de pluie puis des grêlons dégringolèrent sur les carreaux. Les ardoises s’amassèrent. La porte d’entrée de la cabane claquait en se refermant. Les volets frappaient.
Romain et Lucie, comme possédés par l’univers virtuel du jeu vidéo, n’y prêtaient guère attention.
Je pointai l’éclairage de mon portable vers eux, en pleine face de Romain.
— Eh ! Ta lampe ! fit-il. Fais gaffe, Emma !
— Que faisiez-vous ?
— Rien de spécial. On avance dans le jeu. Pourquoi ?
— Je me renseigne. C’est tout.
— Et toi ?
— Je visitais un peu la cabane.
Ils ne levaient pas les yeux de la console portative. Romain expliquait à la Blonde comment réussir à passer les niveaux sur lesquels elle montrait certaines difficultés.
— Le réseau passe sur ton portable, Romain ? lui demandai-je.
— Non. Toujours pas.
— Et sur le tien, Lucie ?
— Je verrai ça tout à l’heure. Si tu veux bien. Là, j’en suis au huitième niveau. Le niveau qui permet d’entrer dans la forteresse des sages. Cette épreuve est celle des joutes pendant lesquelles les guerriers s’affrontent pour obtenir le bouclier d’argent. Son attribution permet de concourir à l’épreuve qui consiste à aller dérober le feu sacré.
— D’accord, répondis-je, bien qu’un peu circonspecte par sa réponse.
16
Je me réveillai dans une pièce sombre, le front trempé de sueur, peu aguerrie. Je ne savais pas ce qu’il attendait de moi. Une incertitude difficile à supporter. De l'agresseur, je ne savais rien. Tout s’était déroulé si vite que j’avais à peine eu le temps de prendre conscience de la situation.
Tant de questions me traversaient l’esprit sans que je ne trouve le moindre salut. Je commençais à imaginer un rapprochement avec le fugitif dont parlait Romain, sans pouvoir être sûre de rien.
Un cri au loin. Un appel ? Le fruit de mon imagination ?
Je n'étais sûre de rien.
Un flou voilait mes souvenirs. Groggy, la gueule enfarinée, j’avais du mal à me tenir éveillée.
Dans cet antre, la crasse allait de paire avec la puanteur régnante. D’indésirables insectes pullulaient.
Je perdais peu à peu confiance en moi. Farouche d’habitude. Pas cette fois-ci. Là, je ne savais pas comment réagir.
Je me sentais fiévreuse.
Que me voulait-il ? Romain et Lucie avaient-ils subi le même sort ?
Je restais incertaine sur la plupart des questionnements qui me venaient à l’esprit. Je n’avais pas la moindre certitude. Quel dénouement ? Je n’étais sûre de rien.
Mes espérances s’amoindrissaient. La fatalité semblait avoir été la plus forte. Dans cette pièce obscure oppressante, mes incertitudes amplifiaient mon désarroi. Garder mon calme, essayer de temporiser mes ardeurs. Cela ne servait à rien de s’énerver. Je le savais. A l’heure actuelle, la meilleure des choses à faire pour moi était de garder mon calme.
Je regardai autour de moi. Au-dessus de moi.
Une faible luminosité s’engouffrait à travers les ardoises manquantes du toit. L’obscurité rendait difficile l’avancée. Mon téléphone portable était à mes pieds. Je le ramassai et éclairai la pièce avec. Je vérifiai la réception éventuelle : Toujours pas de réception.
Je suffoquais. La suie d’un feu de camp improvisé dans cette cabane encombrait mes voies respiratoires. Mes mains et mon visage étaient comme transis. Je me sentais affaiblie, les jambes tremblantes. Je récupérai la serviette qui était étalée par terre.
Les volets de l’habitation en friche claquaient avec force. Cela résonnait dans chaque pièce.
Cette cabane, j’y étais venue avec Romain et Lucie pour nous abriter. Et puis, soudain, un grand boum. L’évanouissement. Je m’étais évanouie. Ces poutres si basses. Une de ces poutres avait eu raison de moi, m’avait agressée. Lâchement, en plus. Mon front douloureux enflait. Pas de sang. Toujours bon à prendre. Mais un crâne qui tambourinait. De plus en plus. Je passai ma main sur le front. Un picotement me stoppa. Pas de sang mais la peau était meurtrie. Je sortis un mouchoir et tamponnai vigoureusement. Ce n’était pas trop sérieux, semblait-il. Une légère écorchure. Ma démarche reprenait de l’aisance.
Maintenant que je savais, je me triturais moins l’esprit. Pas d’agresseur. Pas de fugitif. Pas de psychopathe venu caché ses dernières victimes dans cette cabane. Juste cette poutre agressive qui dépassait de la charpente affaissée.
Romain et Lucie, où étaient-ils ? Je l’ignorais. Ils ne m’avaient pas attendue, en tout cas. Tout à l’heure, c’était bien un appel. De Romain ou de Lucie, je ne l’avais pas défini. Ils me cherchaient. Pas dans la bonne direction. Je devais les rejoindre.
L’averse avait baissé en intensité. Le cyclomoteur n’était plus sur place. Ils devaient être dehors, à proximité de la cabane.
L’endroit était exigu mais je mettais du temps à rejoindre l’extérieur. Mes pieds s’enfonçaient, l’un après l’autre, dans les planches en bois lorsqu’elles se brisaient.
L’aisance de ma démarche retrouvée, divers obstacles me barraient la route. Je devais les braver. Mon choix de passer par là, du côté de la partie du plancher la plus fragile, ne s’avérait pas judicieux. Je ne pouvais que le constater.
Même si la pluie s’était presque stoppée, dehors, le vent soufflait toujours aussi fortement et entrait dans la cabane.
Le plancher grinçait sous mes pas.
Un appel lointain se laissa entendre. La voix de Lucie. A présent, je savais où ils étaient. Ils semblaient avoir repris le chemin menant à l’aire de jeu.
Mon pied se coinça entre deux planches. Je voulus m’en extirper mais me retrouvai à genoux.
17
Je ressentis une chose passer près de mes jambes. L’angoisse monta. Mes palpitations cardiaques s’accélérèrent.
Je regardai autour de moi, essayant de déterminer l’identité du nouvel arrivant. Un rat certes osseux, peu alerte, en résumé gringalet mais qui m’effrayait.
Ce genre de bestioles me faisait horreur. Encore plus dans de telles conditions. Je me recroquevillai davantage. Le visiteur s’agrippa à un mollet, remonta la cuisse pour monter sur mon dos. Ses griffes acérées se plantaient dans la chair.
Je luttais contre les angoisses qui se faufilaient en moi comme autant de lianes grimpantes.
Après un passage par le long de ma nuque, le rat arrivait sur ma tête. Il posait ses pattes sur mes cheveux.
La torpeur m’envahissait. Prise de nausées, je me maintenais l’estomac pour ne pas dégobiller.
La sensation du rongeur passant près de mes oreilles, fit monter la fièvre en moi. Un visage marqué par la fatigue, les traits tirés, je transpirais à grosses gouttes. Des auréoles se formaient sur le tissu de mes habits. Mon front dégoulinait. Ma bouche s’asséchait, devenait pâteuse. Le regard était vague. Dominait la peur phobique. Je le ressentais.
A petites gouttes puis abondamment, la pluie avait inondé une partie de la pièce. Celle où le plancher s’avérait le plus fragile. Celle par laquelle j’avais choisi de passer pour rejoindre la porte d’entrée. Par l’intermédiaire des tuyauteries déboîtées, l’eau déversée était entrée.
Pataugeant, j’avais du mal à avancer. Je dépensais beaucoup d’énergie.
Lucie arriva à la cabane. Le rat fila. Je semblais exténuée. Le remarquant, sans hésitation, elle se mit à me gifler, comme pour me faire reprendre mes esprits. Mais j’étais bien consciente. Elle semblait l’ignorer et continuait de me secouer.
— Eh ! Lulu ! Je crois que c’est bon, là ! intervint Romain. Elle a repris connaissance. Tu ne vois pas ?
— Voui, confirmai-je, le visage boursouflé, le front bosselé.
— Et ben on se demandait où tu étais passée ? On croyait que tu étais rentrée. Et puis, on t’a entendu crier.
Lucie me crocheta par le bras et me releva en me rigolant fortement à la figure.
— Sacrée bosse, fit-il. Tu devrais regarder où tu mets les pieds… Et la tête.
Je réagis avec fougue.
— Vous ne devez pas m’avoir cherchée bien longtemps !
— Si. Pourquoi tu dis ça ? Mais on n’y voyait rien dans cette cabane. Tu as du t’en rendre compte, quand même. On t’a appelée. Tu ne répondais pas.
On croyait que tu étais rentrée. Je te dis. Et pas moyen de t’appeler sur ton portable pour vérifier…
— Alors, Emma, comment va ? me demanda Romain, lorsqu’il arriva à son tour, poussant sa mobylette.
— Y’avait rien d’alarmant, répondis-je au son d’une voix embrumée. Juste une des poutres qui m’a agressée.
— C’était ça.
Moins compréhensive, Lucie ajouta :
— Elles sont très agressives, les poutres, dans le coin. C’est bien connu.
— Lucie, au fait, rends-moi donc la broche !
Elle ne s’y opposa pas et me la remit.
Dix minutes passèrent. Nous sortîmes de la cabane pour rejoindre l’aire de jeu. Romain me maintenait par la taille. Lucie nous suivait, elle se chargeait de la mobylette. Nous pataugions dans la bouillasse du sol instable. Sur le chemin, des racines d’arbre apparaissaient à intervalles irréguliers.
4. La soirée
18
Sortant des nappes de brouillard, je courais. La terreur m’envahissait.
Je revenais de la boutique de fringues.
Je regagnais la fermette quand une voiture s’était mise à me suivre. C’était une voiture aux vitres teintées. Je m’essoufflais. Le véhicule se rapprochait. La distance qui m’en séparait se réduisait.
Je remontais la rue nationale et ses ruines d’anciens bâtiments. La voiture revenait à la charge. Elle traçait vers moi qui courais à toutes enjambées. Cela ne servait pas à grand-chose. Elle se rapprochait. Indéniablement. Jusqu’à arriver à mon niveau.
Martial en sortit.— Emma, comme c’est étrange de se retrouver, ainsi.
— Oui. Tu peux le dire.
— Mais qu’est-ce que tu fais là, au fait ? Où courais-tu ainsi ?
— Je suis juste allée chercher du pain à la boulangerie. Là, je rentrais chez
mon oncle.
— En courant ?
— Un peu d’exercice, ça ne fait pas de mal.
— C’est qu’est-ce qu’on dit.
L’embarras ressortait de mes propos. D’autant plus que je sentais Martial dubitatif quand il regardait mon sac contenant les emplettes, et pas qu’une simple baguette de pain.
Un peu plus tard, je remontais l’allée gravillonnée de la fermette. Les rangées d’arbustes implantés de part et autre donnaient l’impression de se dandiner sous les bourrasques du vent.
Encore un peu plus tard, je me trouvais dans la cuisine. Assise sur un banc en bois, je retirais mes souliers.
Je consultai ma montre une première fois.
Puis je m’empressai de monter dans la salle de bain. Par le reflet du miroir, j’auscultai mon visage. A la bosse sur le front s’ajoutait une irruption spontanée de pustules sur ma figure. Une désagréable présence acnéique à mettre sur le compte d’un trop fort stress. Plus que l’audition qui approchait à grand pas, la réception de mon invité se précisait. Celle-là avançait à très grands pas. Une couche de fond de teint devrait y remédier. Pour cela, après la douche, un tour du côté de la trousse de maquillage en libre service serait à prévoir. Mes ongles rongés jusqu’à la carne. Du vernis à ajouter.
Je me dévêtis, posai mes habits sur une chaise et entrai dans la cabine de douche. Délicatement, je tournai le bouton d’eau chaude et augmentai la pression du pommeau.
La condensation embua le miroir et de la vapeur se dissipa dans la pièce.
La douche effectuée, enroulée dans un peignoir, je descendis dans la cuisine, les cheveux dénoués. Je tenais le nœud de mon chignon dans la main mais ne le remis pas.
Ensuite, j’enfilai la tenue achetée à la boutique, enlevai ma paire de lunettes, me maquillai yeux compris et mis les lunettes dans ma poche.
Pour la réception, j’avais une certaine allure : Talons aiguilles, robe courte à paillettes, sac à main assorti en bandoulière, maquillage de circonstance. Sans oublier la broche d’Irina.
J’ouvris le réfrigérateur. Comme j’avais déjà pu m’en apercevoir dans la semaine, la diète semblait être la préoccupation première d’Irina. L’oncle n’avait, apparemment, pas son mot à dire. Entre la margarine, les yaourts à zéro pour cent de matière grasse, les fromages allégés, il y avait de quoi dépérir. Je fouillai dans les placards et tombai sur une boîte de chocolats en forme de cœur.
Je scrutai ma montre une deuxième fois.
Encore une dizaine de minutes. S’il n’arrivait pas en retard. Il avait l’air d’être quelqu’un de ponctuel. Il ne devrait pas tarder.
Sur la table de jardin, les verres à pieds, les couverts et les assiettes sortis de la commode, il me restait à préparer le repas. Je réservai la surprise à mon invité. Pour une fois, j’avais su garder un secret plus d’une heure. Il s’agissait de l’une des rares spécialités culinaires que je connaissais. Espérons qu’il apprécie. Généralement, chez moi, on en redemandait lorsque je la préparais. A voir s’il ferait de même.
Je regardai ma montre une troisième fois.
Il allait falloir encore patienter un peu. Pas une de mes plus grandes qualités.
Je me levai et refis le tour des placards, un inventaire qui mena à un résultat identique. J’allais devoir patienter jusqu’au repas.
Patienter jusqu’à l’arrivée de l’invité. Encore cinq petites minutes. S’il était ponctuel pour ce genre de rendez-vous.
Trois quarts d’heure après l’horaire du rendez-vous, la boîte de chocolats touchait à sa fin. Aussi vide que les paquets de gâteaux emportés dans la valise.
19
C’était le sixième jour. La veille du retour à la ville. Une bonne heure après ce qui était prévu, Romain sonna à la porte. Je lui ouvris, les lèvres cachées sous une épaisse couche de chocolat.
— Tiens, plus de lunettes, maintenant ? me demanda-t-il, à peine passé le pas de la porte.
La galanterie lui évita de mentionner une autre partie de mon visage moins mise en valeur.
— Tu as remarqué… Ca me va comment ? Qu’en dis-tu ?
— Ca change… Ça change.
Je rebondis sur son costume qui était, en fait, un demi-costume : Une veste stylée à épaulettes imposantes sur un de ses vieux jeans largement usés aux genoux.
— Ma parole, tu es élégant ainsi habillé. Je dois avouer que tu m’étonnes.
— Ben, à l’occasion, il m’arrive de faire preuve d’un peu plus de subtilités.
— Je constate. Y’a pas à rechigner.
— Lucie voulait t’apporter quelque chose. Je lui ai dit de venir. Ca ne te dérange pas, au moins ?
Qu’est-ce qu’elle fait là, celle-là, pensai-je. Je ne l’avais pas invitée. Quel toupet de débarquer chez les gens comme ça.
— Non. Pas du tout.
Lucie entra. Toujours aussi souriante. Toujours aussi charmante. Une laisse à la main : Son chien, aussi, avait fait le déplacement.
— Je t’ai amené un petit quelque chose, me dit-elle. Pour hier soir…
— J’ai remarqué. Ton chien.
— Non. Pour le dessert. Tu n’en as pas prévu, au moins ?
— Non.
Elle sortit un sachet en plastique de son sac à main contenant pas loin d’une douzaine de crêpes sucrées. Je ne pris pas le temps d’apprécier le geste et posai le sachet sur un coin de la commode, vite fait. Le chien rôdait autour. Je m’en moquais grandement.
— Monsieur et Madame Meig ne sont pas là ? me questionna Romain.
— Ils sont allés au ciné. Prenez donc place au jardin. J’arrive.
Ils s’exécutèrent. Romain récupéra le sachet de crêpes, en passant.
Après avoir ajouté des petits fours à ceux déjà présents sur un plateau en argent, je les leur envoyai.
— Pour vous faire patienter le temps que je m’occupe du plat principal. Y’en n’a pas beaucoup. Ca ira, quand même, Romain ?
— Pas grave, répondit Lucie.
— Je te conseille ceux-ci, lui indiquai-je, en pointant du doigt les petits fours les plus pimentés. Je vais chercher le saladier et les coupelles.
Je reviens.
Pour concocter le breuvage, j’avais épluché des oranges, des pommes et des poires. Je mis le saladier et des coupelles à leur disposition pour qu’ils puissent se servir à leur guise.
Lucie se rua dessus et but l’équivalent de la moitié du récipient en moins de cinq minutes chronomètre en main.
Romain ne se lassait pas de reprendre des crêpes sucrées, plus que des petits fours présentés sur un plateau d’argent. A Lucie, il confia :
— Permets-moi de te dire que tu es une cuisinière hors pair. Ces crêpes sont confectionnées de main de maître. Je ne connaissais pas tes dons culinaires. Très douée, Lulu.
— Je te remercie, Romain.
Elle se tourna vers moi :
— Tu rentres demain, alors ?
— Oui. C’est ça. J’ai un train de bonne heure, demain matin.
— Tes révisions ont bien avancé ? Prête pour ton audition ?
— Ca devrait aller.
Romain s’y intéressa aussi :
— Confiante pour ton admission au conservatoire ?
— On verra bien.
— C’est dans combien de temps déjà ?
— A la fin de ce mois-ci. Je t’envoie mon cahier de partitions, si tu veux ? Comme ça, tu pourras voir de quoi ça parle. Le temps que je finisse de préparer le repas.
— Je veux bien.
Je les observais avec attention tandis que je m’occupais de ma préparation, une quiche dont j’étalais la pâte sur la plaque de cuisson avant de l’enfourner. De temps en temps, j’allais du côté de la table de jardin, piocher un petit-four ou une crêpe. La douzaine de crêpes avait laissé place à une dizaine, puis à sept, six avant que je décide d’en goûter une.
Savoureuse pour Romain, il y manquait un petit quelque chose d’après moi. Je ne le définissais pas mais étais catégoriques. Lucie ne m’aida pas, elle répéta qu’elle avait suivi à la lettre la manière de procéder. En fin connaisseur, Romain le confirmait. Je n’en rajoutai pas. Je ne maîtrisais pas l’art de la crêpe, de toute façon.
Ce petit quelque chose qui semblait y manquer, selon moi, c’était surtout que ce ne soit pas moi qui les ais préparées. Romain avait tant l’air de les apprécier.
Le chien ramassait les miettes, entre les herbes. Il s’en contentait, pour le moment. Lucie lui avait retiré sa laisse pour qu’il puisse gambader dans le jardin. Parce qu’il était clôturé, il ne pouvait pas aller bien loin, disait-elle. Il flairait ici et là. Il n’oubliait pas de marquer son territoire, à l’occasion.
Il approchait des fleurs d’Irina, observai-je. Je prévins Lucie. Que son chien aille les déterrer, je ne pouvais pas l’accepter. Elle me rassura, en me disant qu’il ne faisait pas ce genre de choses. J’essayais d’y croire.
20
Dans la cuisine, sur une table basse, des revues de sport automobile étaient empilées.
Romain qui voyait que j’étais préoccupée par quelque chose approcha.
— Mon cahier de partitions ? Il était là. Je l’avais posé là. Tu ne l’as pas aperçu ? lui demandai-je.
— Non. Pas depuis que je te l’ai rendu.
J’avais été jeté un coup d’œil aux alentours. Sous la commode, au-dessus des armoires. Tout cela sans résultat.
J’interpellai Lucie :
— Et toi, Lucie ?
— Et bien non.
De toute manière, je ne l’écoutais plus. Son attirance pour Romain était devenue plus que flagrante à mes yeux. J’avais compris son petit manège, qu’il ne la laissait pas indifférente. Ces derniers jours, elle ne s’était jamais beaucoup éloignée de lui. Elle essayait de cacher cela derrière des faux-semblants ou sous des prétextes : Les crêpes maintenant, après la console de jeu. Justement, cette console, elle se rajoutait à la longue liste d’effets personnels du sac à main de la blonde. Elle la sortit de là. Elle et Romain se mirent à discuter de l’actualité des jeux vidéos.
— Faites comme ci je n’étais pas là, comme ci ma présence vous était indifférente, dis-je, subitement, un brin désabusée.
Lucie ne comprenait pas ma réaction. Je prétextai m’être laissée emporter et mis cette discorde sur le compte des tensions accumulées depuis la disparition de mon cahier de partitions.
La situation s’envenimait.
Je cherchais à mettre les torts sur les autres. Ni Lucie, ni Romain ne m’en tenaient rigueur ouvertement, parce qu’ils voyaient bien que j’accusais le coup, que l’inquiétude me submergeait. Aucune nouvelle piste ne s’ouvrait à moi. J’étais toujours autant dans le brouillard. Complaisant, Romain me proposa de m’asseoir un moment, de prendre une tasse de thé.
Je le rembarrai aussitôt.
Mon cahier de partitions avait sûrement de l’importance à mes yeux. Ce n’était pas une raison pour s’en prendre à lui de la sorte. Il n’y était pour rien. Il me le disait. Cela ne changeait en rien mon comportement. Une furie me remplaçait. Un son sortit, étonnamment fluet. Le ton était mielleux.
— Romain, gentil Romain, aurais-tu l’amabilité de demander à Lucie de regarder du côté du jardin ?
— Tout de suite. Tout de suite.
— Et toi…
— Oui ? Tu veux quelque chose ?
— Romain, gentil Romain, poursuivis-je. Aurais-tu l’amabilité de te rendre à la cuisine, pour surveiller le plat ? Il ne faudrait pas qu’il colle. Le temps que je passe la maison au peigne fin.
— Tout de suite. Tout de suite.
Le jeune homme ne se fit pas prier. De mon côté, j’allai dans le salon.
21
Je me servis du pichet pour remplir un verre d’eau, de quoi m’éclaircir les idées. Je reprendrai l’enquête ultérieurement.
Romain n’avait pas cherché à faire de zèle. Il m’avait écoutée sans essayer de faire de compromis. Il était allé s’occuper de la cuisson de la quiche comme je le lui avais demandé.
J’étais tout de même perplexe. Je penchai pour une farce orchestrée par Lucie. Je lui fis part de mes soupçons.
Elle se défendit de l’accusation qu’elle jugeait infondée, tout en affirmant ne pas savoir où était passé le cahier.
Je m’époumonais en essayant de faire surgir la vérité, pas convaincue du court plaidoyer. Pour moi, cela correspondait à son tempérament.
Quand je l’interrogeais à la manière d’une inspectrice de police, hargneuse, comme une bête enragée, je grognais. Romain me somma de calmer mes ardeurs, en intervenant dans la pièce.
— Toute cette énergie dépensée, tu devrais en faire un meilleur usage, conseilla-t-il.
Pour une fois, je lui donnai raison.
L’atmosphère devenait tendue presque étouffante. Le calme de la matinée dénotait avec cette fin d’après-midi placée sous le signe de la rébellion.
— Je reviens, informa Romain. Je vais faire le plein de mon cyclo avant que ça ferme. Demain, ce sera fermé. Alors, si je veux faire un tour...
— En as-tu pour longtemps ? lui demandai-je.
— Non. La pompe se trouve juste à côté.
— D’accord. A tout à l’heure.
Je retournai dans la cuisine. Un indice venait à moi : Les rideaux virevoltaient avec le vent qui s’était levé. Derrière eux, la fenêtre était ouverte. Je fis venir Lucie.
— Quelqu’un est entré par là ! Quelqu’un ou ton chien. C’est peut-être lui ?
— Non, je ne pense pas. Ca m’étonnerait. Il est bien éduqué. Il ne ferait pas ce genre de choses. Je ne crois pas.
— Où est-il maintenant ?
— Pas très loin. Derrière les arbres. Il croit qu’on ne le voit pas… Eh ! Qu’est-ce que c’est avec lui ?
— Tu dis ?
Lucie se tourna vers moi :
— Tu cherchais ton cahier ?
— Oui.
— Je crois qu’Osiris l’a trouvé.
— Quoi ? Reste là ! Surveille la cuisson !
J’allai vérifier ses dires. Le chien se trimballait bien avec mon cahier de partitions ou, plutôt, ce qu’il en restait : Un tas de feuilles volantes
mâchouillées pleines de bave.
Avant que je l’attrape, le bouledogue eut la magnifique idée de se faufiler dans un trou creusé sous le grillage du poulailler. Il laissa le cahier trôner en plein milieu du site avant de courser les volailles. Quelques uns des résidents montèrent sur le tas de feuilles, d’autres donnèrent des coups de bec dedans. Et Romain qui n’était pas là pour s’en charger. Je devais agir au plus vite. La clef du cadenas pour commencer. Dans le tiroir de la commode de la salle à manger. Ni une ni deux, je me dépêchai.
De retour à la maison des gallinacés, j’ouvris la porte grillagée aux gonds rouillés. Finalement, un bon coup de pied bien placé aurait suffi pour l’ouvrir. J’optai pour la manière douce, pour ne pas affoler davantage les oiseaux. Je la refermai après moi.
Une fois à l’intérieur, mon empressement laissa place à de l’appréhension.
Cette basse-cour ne m’inspirait pas. Les déplacements saccadés, les cris assourdissants, les plumes qui s’envolaient. J’avançai. Le cahier de partitions, pour l’atteindre, je zigzaguai. Des poules rousses, un dindon ventru, un paon à la queue déployée tel un éventail. Tous portaient la même expression. Figée. Ils me regardaient.
Je redoutais de connaître la douleur d’un plantage d’ergot mais continuai d’avancer. Le chien sortit de l’enclos par le trou.
Les poules gloussaient, le dindon glougloutait, le paon braillait.
Je m’emparai du cahier. Le mécanisme de la porte grillagée montrait quelque résistance, remarquai-je.
Je ne me voyais pas ramper pour passer par le trou. Il me semblait trop étroit pour sortir du poulailler.
Tant pis pour la manière douce, j’envoyai un grand coup de pied dans le grillage qui s’ouvrit comme par enchantement.
Je rejoignis Lucie dans la cuisine.
— Tu as vu dans quel état il l’a mis.
— J’ai vu, oui. Il l’a certainement confondu avec le sachet de crêpes.
Pendant que j’essayais d’extirper mon cahier des filets gluants et des plumes qui s’y étaient collées, Lucie engueulait son chien comme si elle s’adressait à un enfant.
— Et alors, Osiris ? Emma ne s’était pas trompée. Pas bien, ça ! Je croyais pouvoir te faire confiance. Tu t’es bien amusé, j’ai l’impression. Et, bien, je ne vais pas le laisser passer, cette fois. Sois en sûr. Je n’admettrai pas que tu te sois moqué de moi de la sorte.
Une fois le chien grondé à sa juste mesure selon Lucie, elle m’expliqua qu’elle ne pouvait pas être sur son dos vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elle l’avait bien vu s’éloigner de la maison mais elle n’avait pas jugé utile de le suivre telle une espionne.
— Il a besoin d’un minimum de liberté tout de même, argumenta-t-elle. Il faut le laisser s’amuser de temps en temps.
Je me demandais si c’était Lucie qui avait appris ce tour à son chien mais je ne pouvais pas l’affirmer.
Je pris la relève pour surveiller la cuisson et lui demandai d’aller m’attendre dans le jardin.
Alors que le plat finissait de cuire, j’inspectais mon cahier dans un état déplorable. Heureusement encore lisible. Mes révisions arrivaient à leur terme. Et, puis, je n’avais pas amené avec moi tous mes cours. Juste de quoi réviser deux, trois partitions que je maîtrisais moins que les autres.
— Romain arrive ! m’informa Lucie.
Tiens, il a fait vite, ce coup-ci, pensai-je.
22
Le plat encore fumant dans les bras, je rejoignis Romain et Lucie dans le jardin.
— Ne m’en sers pas trop, dit le jeune homme lorsque je posai le plat sur la table, je n’ai pas très faim.
Normal. En même temps. Vu toutes les crêpes qu’il s’est enfilées, le bougre.
— Comme tu veux, lui dis-je dans un large sourire.
Lucie devenait livide.
— Que t’arrive-t-il ? la questionnai-je.
— Ce n’est rien.
— D’accord. Tu m’as fait peur.
— Aurais-tu un verre d’eau à m’offrir ?
— Bien sûr. Je t’envoie ça tout de suite. Le saladier est vide ?
— Il est vide. Je ne voudrais pas être insolente mais ce plat est indigeste, grommela-t-elle.
Indigeste. Tu m’étonnes. Avec ce que j’y ai mis.
— Que dis-tu ?
— Je ne voudrais pas me montrer désagréable. Loin de moi cette idée
mais l’assiette que tu m’as servie… Un peu trop épicée à mon goût.
Je pris un air offusqué.
— J’ai du avoir la main un peu lourde sur les épices. C’est tout. Pour ce genre de plat, le dosage doit se faire à l’instinct.
— Alors, change d’instinct, rigola Romain.
Lucie n’était pas d’humeur à la plaisanterie.
— Et bien, j’espère que ça ne se reproduira plus, se contenta-t-elle de dire, la mine dépitée. Ce verre d’eau ?
— Je t’envoie ça.
Je ne la ramenais pas. Lucie m’avait prise en grippe.
— C’est vrai, avouai-je à demi-mot, que j’aurais du goûter le plat avant de servir…
Je me tournai vers Romain :
— Ca allait pour toi ?
— Très bien. Un peu copieux mais très bien.
Fallait pas te goinfrer comme ça de toutes ces crêpes, pensai-je.
— On me le dit souvent. La main un peu lourde.
Lucie qui se remettait difficilement du traitement de faveur partit s’asseoir sur le canapé.
— Elle est un peu susceptible, non ? murmurai-je à Romain.
— Certainement.
Le jeune homme passa un bras autour de son cou et l’embrassa sur la joue. A nouveau, un sourire domina son visage.
Je l’interrogeai sur son état de forme.
— Tu ne vas pas mieux ? Le médicament a fait effet ?
— Je pense que je vais piquer un petit roupillon, répondit-elle. Dans le canapé.
Ne te gêne surtout pas, pensai-je.
— Comme tu le souhaites.
— Je te ramènerai après, si tu veux ? lui proposa Romain.
— C’est une grande fille, intervins-je. Elle se débrouillera toute seule. N’est-ce pas ?
Ses paupières se baissaient.
— Moui. On verra ça.
— A présent, laissons-la. Elle a l’air d’avoir besoin de récupérer, chuchotai-je à Romain. Je la réveillerai lorsque mon oncle et ma tante arriveront.
— Le médicament, tu étais sûre du dosage ? me demanda-t-il. Parce qu’apparemment, toi et les dosages…
— Oui. Pourquoi cette question ?
Silence de Romain.
Je recouvris Lucie d’une couverture et plaçai le coussin de l’oncle sous sa tête.
Si avec ça, elle ne se réveille pas, pensai-je, c’est que le cachet a fait effet. Pas l’air de se réveiller, la Blonde. Le cachet semble avoir fait effet.
— Son chien, on en fait quoi ? me questionna soudainement le jeune homme.
Presque j’en bondis.
— Ne t’en fais pas. D’après elle, il a l’habitude de se promener dans le jardin. Mon oncle bouchera les trous.
23
J’avais été rejointe par Romain dans la chambre. J’étais assise sur le lit, un album de photos posé sur les genoux.
— Voila. Ce dont je te parlais.
Le temps qu’il me rejoigne, j’avais passé une autre tenue, un genre de nuisette à dentelles.
Il me regardait d’un regard doux. Presque, il me dévisageait. Je m’en trouvais quelque peu déboussolée. Pourtant, je ne laissais supposer aucune marque d’attention accentuée de ma part.
Je me baissai pour diminuer l’intensité de la lampe halogène, plongeant la chambre dans une ambiance plus feutrée : manière plus ou moins habile d’attirer ses convoitises. Romain ne semblait pas en être dupe. Le coup de l’album de photos à aller chercher, la petite tenue revêtue le temps qu’il monte dans la chambre, il ne semblait pas en être dupe.
— Viens à mes côtés ! Sur le lit. Que je te montre les photos, lui proposai-je.
Il s’installa près de moi. Le matelas étant très souple, nous nous retrouvâmes rapidement collés l’un à l’autre.
Je commençai à tourner les pages de l’album, ajoutant un commentaire à chaque photo, mentionnant le lieu, le jour, l’heure à laquelle elle avait été prise. Beaucoup de précisions pour Romain qui n’en demandait pas tant. Lui, il prouvait son étonnante capacité à trouver des formules humoristiques pour commenter les clichés. Essentiellement ceux sur lesquels j’apparaissais.
— Tu me feras signe quand tu auras fini de te moquer de moi. Puisque je te dis que c’était un gage pendant cette soirée. Je devais porter ce costume… Sinon, il paraît que tu es doué pour les massages ?
— Je me débrouille. Je me débrouille. Qui t’a dit ça ? C’est Lulu ?
— Possible. Parce que, je ne sais pas... Ca doit être le voyage en train... Ou ta mobylette, l’autre jour.
— Quoi, ma mobylette ?
— Non. Le voyage en train m’a mis le dos en vrac, repris-je.
— Mais ça remonte pratiquement à une semaine.
— Et bien oui.
Sous ses indications, je m’allongeai sur le ventre tandis qu’il s’agenouilla à mes côtés.
Il entama un massage qui devint délicat au bout de quelques minutes.
— Alors, ça commence à passer ?
— Un peu. On dirait. Vas-y ! Continue.
J’appréciais et m’étendis un peu plus sur le lit. Après une langoureuse étreinte, suivirent de nouvelles caresses lancinantes. Je décrochai la broche d’Irina de la robe de soirée posée sur la chaise près du lit.
— Et là, tu sens ? interrogea Romain.
— Oh oui ! Je sens bien mais…
— Et là ici, tu sens ?
Il posa ses mains sur mes épaules, dans le cou, au bas du dos. Dans le creux de mes reins, il me massa délicatement.
— Oui, mais… remonte donc un peu ! lui indiquai-je. Ta main, un peu plus haut dans le dos. Veux-tu.
— Comme tu veux. Tu me diras quand tu sentiras que ça commence à passer ?
— Je te le dirai.
Sans empressement, Romain continuait de me masser avec tendresse. J’étais détendue. Je n’avais aucune envie que s’arrête cette pause câline. Tout se passait si bien. Tout se déroulait avec nonchalance et délicatesse.
Le massage terminé, nous nous levâmes du lit. Nous étions debout. Face à face. Yeux dans les yeux. Il regarda un peu sur le côté.
— Emma ? chuchota-t-il à mon oreille.
— Oui ?
— C’est normal, la poule, là ?
— La poule ? Quelle poule ?
Je me retournai. Il y avait bien une poule dans la chambre. Et pas que dans la chambre. Une robe de chambre enfilée, la broche dans la main, je descendis l’escalier. J’en aperçues dans quasiment chaque pièce. Le portail, je l’avais sans doute mal fermé. Ca venait de là. Et l’oncle et Irina qui allaient se pointer. Je devais remettre cela en ordre. Avec l’aide de Romain, cela ne devrait pas prendre énormément de temps. Ensuite, nous pourrons reprendre là où nous en étions. Seulement, la tâche s’avéra plus ardue que je ne l’avais imaginé. Attraper les poules dans la maison passait encore. Mais dans le jardin, les cachettes étaient plus nombreuses. Sans compter que le dindon et le paon s’étaient aussi fait la malle. Ceux-là, je laissai le soin à Romain de s’en charger.
Lorsque ce fut fait, les oiseaux à leur place, le grillage refermé, Irina se présenta.
— Quelle tenue, jeune fille !
Je fouillai dans la poche de la robe de chambre.
— Eh ! Je t’ai causé, Emma ! Tu allais déjà te coucher ? C’est vrai que demain, tu dois te réveiller tôt pour le train.
— Oui. C’est ça. C’est ça. Pour le train, oui.
Je repérai la broche d’Irina dans l’herbe, près du poulailler. Je m’en rapprochai discrètement. Du pied, je la ramenai vers moi.
Aristide arrivait.
— Tiens, mon oncle arrive ! Il a quelque chose avec lui, on dirait. Un cadeau pour toi, peut-être.
Elle se tourna vers l’oncle. Ce dont je profitai pour récupérer la broche par terre. Elle avait tout de même repéré que je cherchais à lui dissimuler quelque chose. Elle m’interrogea en ce sens.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Quoi ?
— Si, j’ai vu. C’est ma broche, Emma ?
— C'est-à-dire que…
— Montre-moi donc !
J’ouvris ma main, laissant apparaître sa broche.
Aristide m’interpella.
— Emma ?
— Oui ?
L’oncle me montra la boîte de chocolats vide. Le lendemain, j’allais devoir repartir en ville. Et je devais en passer par des explications. Romain ne s’attarda donc pas. Accompagné de Lucie, il rentra non sans avoir bataillé avec le bouledogue pour le gain de la dernière crêpe restée sur la table du jardin.
Le jour suivant, à l’aube, l’oncle me raccompagna à la gare. Pas de Romain sur le quai. De toute manière, il avait mon numéro de portable, pensai-je. Et puis, l’oncle me proposerait certainement de passer un autre séjour dans sa fermette. Je regagnais la ville.