PARTIE 1

Je sortis de dessous un meuble, le bureau en bois acheté récemment par ma mère lors d’une braderie.

— C’est bon ? Je peux ? demanda-t-elle, impatiente.

Son premier ordinateur branché, j’autorisai l’allumage. Le décollage ? La navigation.

— Prête à surfer, m’man ?

Elle opina du chef. Elle appuya sur un gros bouton de forme cylindrique situé en haut d’une colonne. Je pris place dans son fauteuil, face à l’écran. Elle montra une pointe de déception, car elle pensait pouvoir s’en servir de suite. Je dus lui apprendre les rudiments du démarrage de ce genre de bécane. Elle me laissa agir.

— C’est ton boulot, dit-elle. Tu me diras quand ça sera prêt. Je vais me faire une tisane. T’en voudras une ?

— Oui, merci, m’man. C’est gentil. Ça ne sera pas long. Surtout avec cet appareil-là. Deux, trois trucs à entrer dedans et ça sera réglé. Je t’ajoute quelques sécurités dessus, histoire d’éviter les piratages, les virus… Les saloperies qui traînent sur le net.

— C’est pas dangereux, ton internet ? s’inquiéta-t-elle. Sinon, tu me mets pas ça ?

— Dangereux ? Ça peut… si on oublie de se protéger. Mais je t’ai dit, je vais installer tout ce qui va te permettre de contrer l’arrivée de contenus malveillants. Aucun connard de virus n’entrera chez toi !

Ma mère me croyait lorsque je parlais informatique. Parce qu’elle n’y connaissait rien. Parce que je gagnais de l’argent en réparant et en dépannant les ordinateurs ou les tablettes tactiles du voisinage, depuis le début de l’année passée. Pas des sommes folles. Mais de quoi envisager de monter mon auto-entreprise d’ici quelques mois. On m’y encourageait. Ma mère m’y encourageait. Elle semblait sincère lorsqu’elle mettait en avant mes qualités dans ce domaine.

Je mis son ordinateur en état de fonctionnement sécurisé.


Je poursuivis mon activité professionnelle, dans mon quartier. Le bouche-à-oreille me permettait d’enchaîner les contrats.

De rencontre en rencontre, je sonnai chez Nolwenn, une jolie jeune femme qui possédait un très grand appartement. Son charme opéra sur moi. Ses bouclettes. Ses lèvres charnues. Son sincère sourire. Ses yeux rieurs d’un bleu profond. Une Bretonne de trente-trois ans.

Je penchai vers son ouvert décolleté. Elle me reprit :

— Vous faites quoi ?

Je me redressai, confus.

— Oh ! Excusez-moi. Je… Enfin, je… Enfin, voilà quoi.

Nolwenn m’ouvrait la porte de son chez-soi. Juste pour que je répare son ordinateur. Je ne devais rien attendre d’autre d’elle.

— Vous montez avec moi ?

J’acceptai de la suivre.

— Je vous monte… Euh… Je monte. Je monte avec vous. On monte ? Ou est-ce que l’on monte ?

Nolwenn me prit la main.

— Vous êtes drôle, vous. Venez avec moi. Dans ma chambre.

Elle me tira par le bras, dans le couloir.

— C’est là-haut que ça se passe, précisa-t-elle.

Envoûté par cette femme, je me laissai guider.

Nous montâmes un escalier en marbre, croisâmes d’impressionnants tableaux de famille. Que des portraits de dames en tenue de cérémonie. Intrigants presque effrayants. Lugubres, je dirai.

Nous entrâmes dans une chambre à coucher, le lieu de la réparation à effectuer. Un ordinateur attendait une remise en forme.

— C’est pas trop grave, j’espère ? se renseigna Nolwenn. C’est parce que c’est un cadeau de ma grand-mère. J’ai de quoi en acheter un neuf, en remplacement de celui-ci. Mais puisque c’est un cadeau, je préférerais que vous le répariez. Vous comprenez ?

— Je comprends. Vous vous y êtes attaché. Vous ne pouvez plus vous en séparer. Il vous plaît.

Nolwenn recula de trois pas, l’incompréhension se lisant dans son regard.

— Vous êtes drôle… Vous pouvez le réparer ?

Elle posa sa main gauche sur mon épaule tremblotante d’émotion. Pas de bague à son annulaire gauche, observai-je.

Je lui assurai une réparation rapide et garantie solide.

Nolwenn reçut une déclaration, une preuve de mon attirance pour elle.

Nous finîmes cette journée bien entamée, dans son lit, sous protection.


J’accompagnai Nolwenn chez un concessionnaire automobile, dès son permis de conduire obtenu.

Ma nouvelle compagne acheta une berline cash. Cent quarante-huit mille euros, tout de même.

— Ça les vaut, disait-elle. C’est de la marque.

Nous en discutâmes.


— Juste à temps ! annonça Nolwenn, en me tendant une enveloppe ouverte, le lendemain.

— De quoi ?

Elle précisa :

— Juste à temps pour qu’on puisse y aller avec ma voiture. C’est moi qui conduirai.

Je compris de quoi elle voulait parler, en prenant connaissance, grâce à une carte d’invitation en provenance de Bretagne, de l’organisation d’un repas de famille. Les quatre-vingts ans de sa grand-mère à fêter.

— Et tu viendras avec moi, ajouta-t-elle, avec assurance. Tu vas l’adorer !

Avant de prendre ma décision, je demandai des compléments d’information :

— On sera nombreux ?

Nolwenn l’ignorait.

— Tu y vas souvent, toi ? Et ils sont comment ? Ils sont pas trop cons, ces Bretons ? Parce que je suis jamais allé là-bas, moi ? Ils sont sympas ? Et ta grand-mère, elle est comment ?

— Ma grand-mère est la plus cool des grands-mères, se contenta-t-elle de répondre.

Sa grand-mère, Felisia, une ancienne catcheuse professionnelle reconvertie en masseuse professionnelle puis en tricoteuse professionnelle, retraitée depuis moins d’un an, préparait de bons petits plats et de succulentes confitures de fruits rouges dont elle fourrait ses crêpes au froment, appris-je. Elle recevait ses invités dans des chambres aussi classieuses que celles des plus grands palaces. L’hôte rêvée, à en croire Nolwenn. Je la soupçonnais d’enjoliver le descriptif.

— Quand tu la rencontreras, tu verras que je ne te mentais pas. C’est la meilleure des grands-mères, la mienne.

Je pliai la carte de visite.

— Je vais y réfléchir. Toute la France à traverser, ça n’est pas rien.

Nolwenn le prit comme un accord. Je temporisai. Il me fallait vérifier mon emploi du temps.

Aucun rendez-vous prévu lors de cette semaine, constatai-je.


Je parcourais une ruelle mal fréquentée. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les dealers vendaient.

Je m’arrêtai près d’un groupe de jeunes jugés suspects. Ils me regardaient avec défiance. Ils cachaient quelque chose. Des armes, sans doute.

Je n’aimais pas venir dans ce quartier. Encore une idée saugrenue de ma mère de s’installer ici. Le bas prix des loyers s’expliquait. Des bagarres, des fusillades, des trafics en tout genre, des descentes de police. Ma mère voulait habiter un endroit animé. Elle s’y plaisait, disait-elle. Je ne la croyais pas. Personne ne la croyait. Loger parmi des bandits, qui pouvait s’y plaire ? Personne ne la croyait.

Je me dirigeai vers un immeuble sale aux volets fermés et tagués, et sales. La porte entrouverte, et sale, paraissait dans l’incapacité de se refermer. Le hall, un nid à intrus, pensai-je, avec ses sales moquettes murales qui se décollaient. Des vitres cassées laissaient passer un léger filet de lumière, tout juste suffisant à éviter de se tordre la cheville, lorsqu’on avançait, faute aux plaques de plancher relevées.

Avant que j’appuie sur la sonnette, ma mère sortit.

— Fiston ! dit-elle, surprise de me voir. J’allais faire des courses. Tu viens avec moi.

Nous atteignîmes le rez-de-chaussée, compressés par une foule de résidents, suite à une descente mouvementée ponctuée de cinq longs arrêts.

— Tu voulais me dire quelque chose ? me demanda ma mère, sur le trottoir. Tu vas larguer cette vilaine garce puante ?

— Puante ? m’indignai-je. Elle sent bon, ma belle Nolwenn. Même au réveil. Une haleine fraîche. Elle est propre. Elle se lave. Elle se parfume. Tu parles d’elle sans la connaître, m’man. Je voulais juste te dire que je vais faire un voyage. Je vais aller en… Bretagne.

— Chez ces sauvages !

— La grand-mère de ma chérie nous invite chez elle, pour son anniversaire. Elle va avoir quatre-vingts ans. Je te ramènerai une de ses confitures faites maison.

— J’en veux pas de ces confitures contaminées.

— Comme tu veux, m’man. Tu sais pas ce que tu rates.

Ma mère me parla du taux d’empoisonnement croissant en terre bretonne, notamment à la campagne, dans les patelins reculés, là où on y mange, à chaque repas, du rat ou de la chauve-souris porteuse et transmetteuse de virulents virus. Elle m’interrogea sur mon assurance maladie et sur l’adresse de l’hôpital le plus proche de mon futur lieu de villégiature. Elle me rappela mes dernières interventions chirurgicales.

Dans un supermarché, je l’accompagnai et elle acheta de quoi remplir un quart de réfrigérateur, ainsi que des confitures de son choix. Contrairement à Nolwenn qui détenait un compte en banque fourni, ma mère choisissait ses aliments soigneusement, s’intéressait aux étiquettes indiquant le prix au kilo.

— N’oublie pas d’où tu viens, me conseilla-t-elle.


Ce voyage vers la Bretagne, une région, selon ma mère, aux plages polluées, aux terrains pollués, aux habitats pollués, aux habitants pollués.

Une région où grouille la vermine, une région où les pesticides engendrent des maladies mortelles à quiconque mange un légume ou un fruit considéré pourtant comme parfaitement comestible.

Une région dans laquelle, plusieurs fois par jour, des pluies acides cloquent la peau et provoquent d’irréversibles plaies béantes, purulentes, menant, dans quatre-vingt-dix-neuf virgule quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, à une gangrène débouchant dans quatre-vingt-dix-neuf virgule quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas à une amputation de tous ses membres, absolument tous, avant une mort lente, au bout d’une longue agonie sans soins palliatifs, à cause de l’annuelle saturation des services de santé de tous ses hôpitaux, tous sans exception.

En y repensant, j’oubliais ce que Nolwenn me raconta sur cette même région, située à l’Ouest, vraiment très à l’Ouest.

Des fois, ma mère exagérait. Des fois, Nolwenn aussi. Fallait-il que je croie ma mère, de tempérament pessimiste ou fallait-il que je croie Nolwenn, de tempérament optimiste ? Je penchai pour un mélange des deux. La vérité, je le pensais, devait se situer là. À mi-chemin. Entre ce qu’en disait ma mère et entre ce qu’en disait ma compagne.

Ma mère voulait me protéger. Depuis ma plus tendre jeunesse, elle m’apprenait les dangers du monde, pourquoi je devais m’en méfier. Des images de mon enfance en tête, celles d’une mise sous cloche. Une mère aimante, protectrice, possiblement trop protectrice. Voilà ce qu’il en ressortait.

Malgré mes appréhensions, je décidai d’accompagner Nolwenn en Bretagne.


PARTIE 2


Les lourds et encombrants bagages de ma belle placés dans le coffre, nous prîmes place à bord de la berline de luxe.

Je redoutais une route longue, sinueuse, piégeuse.

Je regardai Nolwenn allumer le GPS.

Une voix donna des instructions, une fois le véhicule sorti du garage.

— Tu lui fais confiance, à ce machin-là ? demandai-je, affichant ma méfiance.

— Au prix où il m’a coûté, bien sûr. Ce machin, comme tu dis, c’est de la marque.

— Il t’a coûté combien ? Juste par curiosité.

Nolwenn m’indiqua la boîte à gants. Je regardai dedans et en sortis une facture.

— Deux mille neuf cent dix-huit euros et cinquante centimes, lis-je.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta Nolwenn, en décélérant. Je l’ai pas payé assez cher. J’ai acheté une sous-marque ? Un bas de gamme. C’est un bas de gamme ? Je me suis faite avoir ?

— Tu peux rouler, la rassurai-je.

Nolwenn monta les vitesses et repartit de l’avant, en respectant le Code de la route.

— Mamie, on arrive ! dit-elle.

Nous écoutâmes la radio régionale durant les premiers kilomètres de cette traversée.

Nolwenn conduisait prudemment. Elle suivait les indications de son accessoire préféré du jour, son nouveau joujou. Elle lui parlait, comme si elle s’adressait à une personne de son entourage, un vieil ami.

Le véhicule se rapprochait de notre destination, avec certitude.

La conductrice s’arrêta, en opposition aux directives de l’objet indicateur de trajectoires.

— Un problème ? m’inquiétai-je.

Nolwenn m’avoua devoir passer prendre sa petite sœur, Klervi, pour l’amener avec nous en Bretagne. Un court détour, selon elle.

Je pus choisir la station radiophonique, en compensation des heures de route ajoutées au trajet.

Nous traversâmes un territoire aux plaines désertiques puis nous contournâmes un périphérique bondé.

Au lieu de nous diriger directement vers l’Ouest en suivant une diagonale, nous remontâmes vers le Nord.


La berline longeait un lac, une merveille de la nature.

À la nuit tombée, les phares s’allumèrent d’eux-mêmes, tout comme les voyants et les compteurs du tableau de bord entouré de plaquages en ronce de noyer.

— Ma famille va très bien. Ma grand-mère et ma sœur vont très bien. Elles sont adorables. Que vas-tu t’imaginer ? C’est ta mère qui te raconte de vilaines choses sur ma famille ? C’est elle ?

Je n’osai rien dire.

— Je sais qu’elle ne m’aime pas, ta mère, continua ma compagne. L’autre jour, j’ai vraiment cru qu’elle allait m’en coller une.

— Elle ne ferait jamais une chose pareille. Vous avez discuté, toutes les deux ?

— J’ai essayé. Déjà, plusieurs fois. Ça ne sert à rien. Elle a quelque chose contre moi. Mais quoi ?

— Ça va s’arranger. Crois-moi. Elle est toujours comme ça, ma mère. Faut pas lui en vouloir. Elle veut pas qu’on fasse de mal à son fiston, c’est tout. Ça peut se comprendre, non ?… Comme toutes les mères, finalement.

— On va pas tarder à arriver.

Le GPS indiqua quelles rues prendre pour rejoindre l’appartement de Klervi. Toutes désertes. La plupart des maisons de ce village semblaient vides. Un commerce sur deux affichait une pancarte de mise en vente.


PARTIE 3


Deux venelles parcourues plus tard, Nolwenn gara sa chère automobile.

Elle klaxonna lorsqu’elle aperçut sa petite sœur à la fenêtre.

Cette dernière nous rejoignit, dans la minute. Klervi et Nolwenn se ressemblaient. Je les entourai de mes bras. Des embrassades suivirent.

Seul, pendant qu’elles discutaient en ricanant, je portai les lourds bagages, en dégageant du pied un chaton qui s’y accrochait avec amusement, voulait jouer avec les lacets de mes souliers.

— Ils viennent d’où, tous ceux-là ? demandai-je, à un moment, entre deux de leurs rires.

Klervi me montra des bâtiments abandonnés servant de lieu de reproduction des félins.

— Sept chats pour un villageois, au dernier recensement, indiqua-t-elle. Sans compter les blaireaux.

— Oui, je te crois, on en a croisé un gros, intervint Nolwenn. Juste en arrivant.

— Trois blaireaux pour un villageois, au dernier recensement, compléta la résidente. Deux renards. Et un loup.

— Il vaut mieux aimer les animaux pour vivre ici, plaisantai-je.

Les deux sœurs se regardèrent.


L’intérieur de l’appartement de Klervi ressemblait à un donjon, pas trop sale. Un canapé-lit servait de couchage aux invités de passage. Je le dépliai, en retirai les coussins.

Klervi nous ouvrit ses bras.

— Je vous ai préparé un petit quelque chose. Vous allez vous régaler. Les petits chanceux.

Dans le couloir, quatre touffus chatons rayés jouaient avec un gras renard au sombre regard. Ils couraient, leurs queues touchaient mes mollets. Je reculai.


Le dîner qui suivit confirma mes suppositions. Se trouvaient des animaux sur la table. Ceux-là voulaient attraper, d’une patte crochue, de la nourriture servie. De la nourriture, de la bouffe, oui, d’une consistance et d’une odeur rappelant la pâtée. Un véritable défilé. À un intrépide chat succédait un osseux loup. À un affamé blaireau succédait un audacieux renard. Ils se servaient et déguerpissaient. Lorsqu’ils venaient de la droite, ils sortaient par la gauche. Et inversement.

La petite sœur leva la tête et son assiette creuse glissa sur la nappe en la gondolant, poussé d’un coup de museau de blaireau. Encore un blaireau !…

Je lui montrai ma bonne volonté, en essayant de la récupérer.

Submergé par une multitude d’intrus à quatre pattes et à gueules baveuses, j’abdiquai, vite. Klervi ne m’en voulut pas.


Le repas terminé, allongé dans le canapé-lit, j’attendais que ma belle finisse de prendre une douche.

Elle arriva. Elle souleva l’épaisse couverture rapiécée prêtée pour l’occasion. Elle se colla à moi.

Nolwenn m’embrassa, se tourna, m’offrit son dos, s’endormit.


Le lendemain matin.

Devant moi, Klervi éventra un bombé sac de croquettes bon marché. Le bruit spécifique entraîna l’irruption d’animaux visiteurs. Il en sortit de partout, en grand nombre.

— Ils sont gentils, se justifia la petite sœur, en étalant les friandises odorantes à divers endroits de l’appartement, excepté dans des gamelles.

Prévoyante, celle-ci répéta l’opération deux autres fois, recouvrit le sol.

— J’ai demandé à une voisine de passer demain et après-demain, et après après-demain. J’ai laissé quelques sacs chez elle. C’est qu’ils ont de l’appétit, mes gentils.

Je restais muet, car un loup, impressionnant, me regardait, en salivant abondamment.

— Lui, il ne mange pas de croquettes, affirma Klervi avant d’utiliser un ouvre-boîtes, de plonger la main dans de la pâtée gluante, ressemblant à notre repas de la veille.

La petite sœur en remplit une grande assiette décorée de mosaïques multicolores et la proposa à l’animal.

— Voilà, mon gentil, dit-elle.

Klervi se tourna vers moi.

— Ils sont gentils.


Sa marmaille servie, je profitai d’un moment de tête-à-tête avec la petite sœur.

— Sinon, elle est comment, votre grand-mère bretonne ?

Je dus préciser le fond de ma pensée, devant son air perplexe :

— En règle générale, elle se comporte bien avec les fiancés de Nolwenn ?

— Ça n’est pas une sauvage ! s’offusqua-t-elle. Dans ma famille, on n’est pas des sauvages.

— C’est pas ce que je voulais dire, m’excusai-je. Je voulais… Je voulais… Elle me fait peur, ta grand-mère.

— Elle est adorable, ma grand-mère. C’est la meilleure des grands-mères au monde. La meilleure.

Je pensais lui demander l’autorisation de rester crécher dans son appartement, le temps qu’elle et sa grande sœur séjournent chez la grand-mère, en Bretagne.

— Tu vas souvent la voir, toi ?

Elle lui rendait visite tous les mois, avant son déménagement.

— Ils traitent bien les étrangers, ces gens-là ? Ces Bretons ?

Klervi rigola.

— Ils traitent mal les étrangers ?

Elle rigola plus fort.

— Est-ce qu’ils mangent, ou côtoient des chauves-souris ?

Nolwenn réapparut, une feuille d’un rouleau de papier toilette collée sous une bottine.

— Ce qu’il est drôle, ton mec !


Je suivais Nolwenn lorsqu’elle reprochait à sa petite sœur de toujours préparer ses affaires au dernier moment.

Je crus apercevoir une dodue chauve-souris derrière un carreau. Rien de plus qu’un gros moineau.


Une vibration téléphonique s’entendit. Tous les trois nous sortîmes, dans le même temps, nos mobiles.

Klervi décrocha le sien.

— C’est maman ! dit-elle.

Nolwenn lui demanda de mettre le haut-parleur. Ainsi, nous pûmes, ensemble, saisir le pourquoi de l’appel.

Muriel, la mère de Nolwenn et de Klervi, devait nous rejoindre en Bretagne. Elle devait même s’y rendre avant nous. Un contretemps, dont elle préférait taire les tenants, l’obligeait à revoir ses plans, compris-je.

Il fallait passer la prendre chez elle. Il fallait l’amener au repas d’anniversaire de la grand-mère. Un autre détour, en perspective. Une étape, dans l’Est, s’ajoutait au trajet. Divorcée, Muriel y vivait depuis quinze ans.


Une heure après, nous montâmes dans la berline, qui portait nos bagages sur son toit.

Relégué sur la banquette arrière, je bouclai ma ceinture de sécurité.

Klervi complimenta sa grande sœur sur son choix d’un tableau de bord en ronce de noyer, avant d’ausculter l’intérieur de la boîte à gants. À la recherche de disques. Puis elle rouvrit la portière.

— Attendez. Je reviens.

Klervi passa de longues minutes dans son immeuble. En redescendit, les bras chargés. De quoi remplacer des heures d’écoute de musiques proposées par les stations radiophoniques.

— C’est du Metal, indiqua-t-elle, annonçant la couleur, musicale la couleur.

— On a du Trash Metal, du Black Metal, du Metal Symphonique.

— Du Metal, quoi, résuma Nolwenn.

Je connaissais quelques groupes dans ce genre musical, les plus connus selon Klervi.

— Tu vas pouvoir élargir tes connaissances musicales, Hippolyte.

Des heures de route pour ça, effectivement.

Dans le lecteur, Klervi introduisit un CD, enveloppé dans une pochette rouge et noir sur laquelle des musiciens grimés en vampires crachaient du sang.

— Vous allez apprécier. Petits chanceux.

Klervi resta mesurée, malgré ses propos.

— Même si, ajouta-t-elle, évidemment, ça vaut pas un de leurs concerts. Du très bon. Je conseille.


Cinquante, cent, deux cents, trois cents kilomètres effectués. Le lien familial unissant les sœurs se renforçait. Elles blaguaient entre elles. Une ambiance détendue régnait au sein de l’habitacle.

Sans prévenir, la plus jeune des deux me demanda un massage des épaules.

Une secousse se ressentit : un trottoir heurté, suite à un léger coup de volant de Nolwenn.

— Je m’arrête, dit-elle ensuite. On va faire une pause.

Après quatre heures de route, ça me paraissait justifié. À Klervi aussi, qui indiqua la voie d’entrée d’une aire de repos.

La berline s’y gara, entre un camping-car et un camion. D’un côté, une famille nombreuse. De l’autre, un routier moustachu qui attira, de suite, l’attention de la petite sœur.

— Vous avez vu comment qu’il me regarde, lui ? signala-t-elle. Un obsédé ! Regardez-moi cet obsédé !

Oubliant le massage, elle baissa sa vitre et l’interpella :

— Et mec, t’as un problème ? T’as jamais vu une jolie fille de ta vie ?

Klervi ricana. Je la trouvai odieuse.

— C’est comme ça qu’il faut leur parler, aux mecs, se justifia-t-elle, sans doute pensant me persuader qu’elle agissait convenablement.

Son attitude la rendait moins attirante. Elle s’en prenait au routier. Elle laissait tranquille le père de famille, accompagné de sa femme et de sa tribu, en train de laver sa vaisselle, un tuyau de son véhicule pompant la réserve du bloc de sanitaires.

— Je vais aller le voir le routier, je suis sûr qu’il y a moyen de rigoler.

Nolwenn annonça la fin de la pause.


J’observai Klervi changer d’album, lorsque la voiture roulait sur une autoroute.

Je crus apercevoir une chauve-souris sur une affiche publicitaire, mais il s’agissait d’un oiseau noir dont je ne connaissais pas le nom.

Le paysage défilait. Le ciel dégagé. Des mouvements touristiques dans les deux sens. Un embouteillage annoncé. Les ralentissements vinrent. Un nombre croissant de véhicules.

Le compteur affichait trente-deux kilomètres-heure et l’aiguille descendait. Les agacements d’automobilistes pressés nous encadraient. Ça klaxonnait. Les moteurs et les pots d’échappement fumaient. Les carrosseries luisaient. La chaleur restait agréable dans notre voiture, grâce au système de climatisation monté dessus, le plus cher du marché.

J’observais les voitures nous entourant, gardais mon calme malgré l’arrêt forcé. Nolwenn réajusta son siège. Klervi tapotait, au rythme de la musique , ses genoux.

Les minutes s’égrenaient et nous n’avancions plus. Le soleil grossissait, lentement mais sûrement. Il nous surplombait. Ses rayons pointaient. Autour de nous, dans un véhicule puis dans un autre puis dans plusieurs, les organismes suintaient.


Et d’enchaîner la discussion sur un sujet personnel : ma mère. Ce qu’elles en pensaient, les deux sœurs.

— Tu la connais, elle ? interrogeait Klervi et forçait Nolwenn à lui répondre, bien qu’à l’évidence celle-ci préférait ne rien en dire.

— À peine. Je l’ai croisée deux, trois fois. Vite fait. Elle m’aime pas. C’est tout. Ça arrive. Ça n’est pas bien grave.

— Une connasse…

— Arrête sœurette !

J’appréciais que Nolwenn cherche à défendre ma mère de ces insultes bien mal venues et réussisse à passer outre son mauvais comportement envers elle.

La grande sœur en sortait grandie.


PARTIE 4

Je suivis Nolwenn et sa petite sœur jusqu’à un immeuble aux murs peints en beige foncé. Situé parmi un groupement de jolis chalets au look rustique, il apparaissait comme une grosse verrue sortie de terre, dans ce quartier touristique de cette ville vosgienne. Cette ville vosgienne que nous nous apprêtions à rencontrer. Une de ses habitantes, en particulier. La mère de ma compagne.

Nolwenn appuya sur un bouton de l’interphone. Un bruit strident résonna dans le hall d’accueil et la porte d’entrée du laid bâtiment en ciment se laissa ouvrir.

Klervi sonna et elle entra avant que sa mère le lui en donne l’autorisation.

— Tu viens ? me demanda Nolwenn.

Elle me tira par le bras.

Klervi et sa mère s’embrassaient chaleureusement. Nolwenn les rejoignit.

Les trois membres de famille réunis et moi les regardant s’aimant. Contentes de se retrouver, elles ne se lâchaient plus. Je toussotai, façon de marquer ma présence. Leur cercle familial se rétrécissait, me tenait à l’écart. Leur complicité jaillissait. En observateur, j’assistais aux retrouvailles, je les laissais entre elles.

Finalement, Nolwenn se souvint que je les accompagnais.

— Tu le connais, dit-elle à sa mère, en me montrant du doigt. Il vient avec nous chez mamie.

— J’avais cru comprendre ça, lui confia Muriel, en allumant quatre bâtonnets d’encens.

De la fumée se dégagea des tiges allumées. La gorge me gratta, mais je le gardai pour moi. Les yeux me piquèrent, sans qu’elles en sachent rien.

— Content de vous rencontrer, annonçai-je à la mère, sans sincérité.

Les bises échangées, d’une froideur perceptible, témoignaient d’une réciprocité de pensée.

— Ils sont de plus en plus moches, dit Muriel, en parlant de moi à Nolwenn. Tu le fais exprès ? Tu comptes ouvrir un zoo ?

Klervi intervint, révoltée.

— Les zoos ne devraient pas exister. Les animaux sont faits pour vivre dans la nature. Pas dans des cages. Un point c’est tout.

Mère et filles dissertèrent de la cause animale, en plaçant des mots en langue bretonne. J’évitais de m’en mêler. Simplement, je les écoutais. De la fumée opaque envahissait la pièce.

— Ça sent bon, hein ? me demanda Muriel.

Puisque nous nous trouvions chez elle, je répondis :

— Très bon.

Je forçai un sourire. Elle en parut satisfaite.

Elle alluma douze autres tiges fumantes, malodorantes, irritantes.

Nos silhouettes disparaissaient dans ce brouillard voulu, éclairées de simples lampes aux ampoules rougeâtres peu lumineuses.

Muriel nous proposa de goûter son thé. Les sœurs acceptèrent, naturellement. Je ne pus refuser.

Muriel arracha d’arrondies pétales de fleurs bleues. Elle les émietta et en saupoudra un curieux mélange d’herbes séchées dont je m’assurai de la légalité de la culture.

J’en subis les conséquences.

— T’as pris ma maman pour qui ? me tomba dessus Klervi, surexcitée.

— Je me renseigne, me défendis-je, voulant la calmer.

Nolwenn, je la cherchai du regard. Ma belle Nolwenn ? Disparue dans le brouillard.

Je sentis un coude m’écraser le creux de la hanche.

— Tu laisses ma maman tranquille, me menaça Klervi. Compris, mec ?

Agressive, elle me montra les dents.

— Compris, mec ?

Klervi me rendit la liberté quand arriva sa grande sœur.

La mère termina la préparation de la tisane, en compagnie de ses filles. La mixture mise en théière.

Avant l’extinction des bâtonnets, Muriel en allumait huit autres. Mes yeux coulaient. Ma bouche devenait pâteuse.


Nous prîmes place, tous les quatre, autour d’un guéridon, semblable à ceux servant aux séances de spiritisme, comme le mentionna la petite sœur. Étrangement, Nolwenn la stoppa lorsqu’elle voulut détailler.

Dans cette famille, il se passait des choses qui m’échappaient. Leurs non-dits réguliers me le laissaient penser.

Debout, Muriel leva la théière. Elle la pencha légèrement, en avant. Le liquide contenu s’en écoula, par la seule embouchure ouverte. Un étroit filet tomba, dans une verticale parfaite. Remplit une tasse que la grande sœur tendit. Ensuite, Klervi reçut la préparation aux vapeurs envoûtantes. Muriel se servit. Et, pour finir, elle me laissa le droit de goûter à sa spécialité.

Un fond de tasse pour moi. Je la remerciai, même si je voulais plutôt lui rappeler les bonnes manières, notamment celle de servir un invité en premier.

D’évidence, Muriel cherchait à m’agacer. Je la décevais, en restant calme face aux attaques, face aux bassesses, face à ce comportement infantile qui la caractérisait plus que toutes qualités ou défauts.

Muriel agissait telle une gamine. Une grande gamine de presque soixante ans. Vêtue d’un pagne en toile de jute sous lequel elle ne portait pas de sous-vêtements. Ébouriffée, des rangées de chicots en moins, un nez bosselé résultant d’une fracture mal consolidée. Des sourcils épais, des yeux noirs. Des yeux noirs qui me pointaient d’un regard noir.

Avec sévérité, elle me demanda mon avis sur la qualité de son thé. Puis elle m’obligea à finir ma tasse, malgré ma réticence.

— Tout le monde l’aime, assura-t-elle. Pourquoi tu fais cette tête-là ?

Je grimaçais, l’amertume du liquide en cause. Et ce rebutant goût terreux amplifiant la sensation désagréable associée à la contraignante dégustation. Des bouffées de chaleur accompagnèrent mon absorption des dernières gouttes du breuvage.


Je sortis discrètement de la pièce, dès que je pus. J’actionnai le mitigeur d’un robinet de la salle de bain. Juste un bruit, qui ressemblait à un rot, s’en échappa.

L’eau du cabinet de toilette, une autre option que j’envisageai sérieusement, maintenant. J’en tirai la chasse d’eau dans l’espoir d’éclaircir la flotte, sans résultat convaincant.

Je m’accroupis et plongeai mes mains dans la cuvette. Je les ramenai à ma bouche et bus le trouble liquide, malgré sa couleur jaunâtre.

Les brûlures ressenties, de l’œsophage à l’estomac, se dissipèrent. Je m’aspergeai le visage et les cheveux.

Des pas derrière moi.

— Il pourrait la fermer, entendis-je.

D’un pied nu crevassé, Muriel appuya sur mes fesses, avant de claquer la porte des toilettes derrière moi.


Lorsque je revins vers elles, les trois femmes me dévisagèrent.

— Tu faisais quoi ? commença Nolwenn, poussée par sa famille. C’est le thé de maman ?

Je n’osai lui dire tout le mal que j’en pensais. Alors, j’en dis du bien. Je citai une réplique d’un spot publicitaire, en le reformulant, dissipant un éloge de l’atroce infusion.

— Il ne mérite que ça, dit la mère. Qu’on lui tire les vers du nez. Si ça se trouve, on va en sortir un crapaud. Toujours moins moche que ton nouveau mec. Tu devrais prendre exemple sur ta sœur. Une sainte. Dévouée. Jamais mal accompagnée.

— Jamais accompagnée tout court, répliqua Nolwenn, en attaquant, par la même occasion, sa petite sœur, zen pourtant.

Je proposai une balade à Nolwenn, en lui parlant d’un joli coin de verdure aperçu.


Tant bien que mal, je dirigeai Nolwenn vers un endroit de repos apparent. Un endroit où nous pouvions discuter de pouvoirs magiques, de sorcellerie, et de mon cauchemar.

Plutôt que d’en parler, Nolwenn préférait retourner auprès de sa famille, ces bretonnes dispersées aux quatre coins du pays mais encore et pour toujours des bretonnes.

Nolwenn me l’indiqua, et elle partit s’enfermer dans sa luxueuse voiture.

Derrière les vitres fermées, elle mania une moue boudeuse. Sa mère dut lui promettre de me ménager, tout comme sa petite sœur. Finies, leurs provocations.


Nous dînâmes ensemble. Tous les quatre. Klervi me parla aussi gentiment qu’elle parlait aux animaux de son refuge. Nolwenn me caressa la cuisse, en signe d’une torride nuit d’amour à venir.

— Parlez-moi de votre mère ? interrogeai-je Muriel, profitant de l’ambiance détendue.

— Si vous voulez, mon cher Hippolyte. Que voulez-vous savoir sur elle ?

— Je sais pas. Parlez-moi d’elle. Elle est gentille avec les fiancés de sa petite fille ?

— Elle est gentille avec les fiancés de sa petite fille, mon cher Hippolyte.

— Elle n’a jamais eu un comportement déplacé avec un fiancé de sa petite fille ?

— Elle n’a jamais eu un comportement déplacé avec un fiancé de sa petite fille, mon cher Hippolyte.

— Tu vois, je te l’avais dit, me rappela Nolwenn, sa bouche effleurant le duvet de mon oreille droite.

— Oui, tu as raison. Je vais arrêter de m’inquiéter pour ça… Après, mets-toi un peu à ma place, aussi. C’est la première que je fais un si long voyage, moi. Et, en plus, pour aller en Bretagne. Normal que j’angoisse, non ?


Je dus séparer Nolwenn et Klervi. Une nuit dans un lit en jeu, un grand lit de deux voire trois places, confortable, propre, quasi neuf. Sinon, il fallait dormir, à nouveau, dans un canapé-lit, celui-là d’une place et demie, inconfortable, sale.

— Moi, je dors dans le lit, n’en démordait pas la petite sœur, la bave aux lèvres.

— On est deux, on dort dans le lit, répliquait la grande sœur, que je soutenais.

— Non, le lit est pour moi, insistait la petite sœur. Vous avez bien dormi dans mon canapé-lit, chez moi. Alors ?

— Parce qu’on n’avait pas le choix, répondait la grande sœur. Et le tien est plus grand, je te signale. On tiendra pas à deux, là-dedans. Réfléchis un peu. Si tu es en capacité de le faire.

Piquée au vif, Klervi, d’un geste, agrippa et tira les cheveux de Nolwenn.

— Traînée !

La grande sœur envoya un uppercut. Que je me pris dans le ventre, en voulant m’interposer. Je tombai en arrière, l’estomac presque aussi douloureux qu’après l’ingestion du thé sûrement ensorcelé.

— Arrêtez ! leur suppliai-je, en basculant sur le flanc. Vous êtes folles !

Et d’ajouter :

— Sorcières !

Ce mot interrompit la querelle.

— On n’est pas des sorcières, me dirent-elles, d’une seule voix, dans un ton monocorde, semblant choquées.

Elles continuèrent :

— On est de gentilles filles. C’est méchant une sorcière. Nous, on est gentilles. On est de gentilles filles.

Ensemble, elles me relevèrent.

— Ne dis jamais plus qu’on est des sorcières. Jamais plus, tu m’entends, m’implora curieusement Nolwenn, avant de me proposer, à son tour, une balade.

Un grand sourire me donna envie d’accepter.


Nous découvrîmes la ville et ses noctambules, aux environs de minuit, non soucieux de la route du lendemain ni de la forme de notre couchage.

— Je sais que c’est bête, mais, à un moment, j’ai bien cru être tombé sur une famille de sorcières.

— Oui, tu es bête. On peut parler d’autre chose ?

Nolwenn serra ma main dans la sienne.

Nous accédâmes à une place entourée de commerces encore ouverts : des bars, des bars de nuit, des bars-restaurants, des bars à putes communément appelés bars à hôtesses. Remplis et fermant dans une heure ou deux ou trois. Une température clémente permettait de rester en terrasse.

Nous continuâmes de marcher, en empruntant une ruelle pavée longée de maisons en pierres construites des siècles auparavant, comme l’attestaient des gravures sur leurs murs.

Nous débouchâmes près de quais harmonieusement fleuris. On s’y arrêta scruter le cours d’eau filant en contrebas, elle et moi accoudés à une barrière.


Nolwenn me parla de la route qui nous attendait, le lendemain.

— Ça veut dire que tu me pardonnes de t’avoir abandonnée ? Elles m’ont forcé. Excuse-moi, ma chérie. Pardonne-moi, Nolwenn.

Nous quittâmes les quais.

Retour chez la belle-mère. L’odieuse.


Nolwenn perdit à la courte paille.

Le canapé-lit pour nous ? Je posai une objection. Je demandai une revanche. Et, contre toute attente, l’obtins.

À mon tour, je perdis à la courte paille. Le canapé-lit pour nous. Le lit et mes baskets pour Klervi.

Je vérifiai l’état du matelas. Mou, poussiéreux, le nid d’une multitude de parasites.

Nolwenn me lança un traversin, qu’elle venait d’extraire d’une pile de bricoles cassées entreposées, sur laquelle s’étendait du linge dernièrement porté et non lavé.

Il restait de la fumée dans la pièce. J’ouvris une fenêtre. Un escadron de moustiques déboula, vint piquer nos jambes, nos bras. Je refermai, en toussotant, exaspéré.

— On peut en éteindre quelques-uns, proposai-je à Nolwenn, en indiquant les bâtonnets d’encens allumés.

— Vaut mieux pas. Ils vont s’éteindre d’eux-mêmes, de toute façon. Ne t’inquiète pas. Alors ? Il est confortable, ce lit ?

— Le canapé-lit, tu veux dire. C’est un canapé-lit. Avec les qualités et les défauts d’un canapé-lit. Enfin, surtout les défauts.

— Tu as pris ta douche ?

Je lui mentis, en affirmant que oui.

— Tu fais comme tu veux. Moi, je vais prendre une douche. Une bonne douche.

— Si tu trouves un insecticide, dans le coin, je suis preneur.

Elle se stoppa, prit un air sérieux, me demanda de m’expliquer.

— C’est que…

Nolwenn me coupa parce que, selon elle, je disais n’importe quoi.

— Tu veux que je te pince ? demanda-t-elle.

Je refusai, trouvant la proposition déplacée. Elle sortit de la pièce.


Je m’assis sur cet autre canapé-lit qui devait nous servir de couchage, le deuxième en deux jours. Des puces sautaient autour de moi. Je me déchaussai et frappai, dans l’idée de les réduire en miettes.

De Klervi, venue aux nouvelles, je me pris une claque.

— T’es un grand malade, toi !

Je restai coi, un instant. Abasourdi. Et puis, je lui dis :

— C’est toi la grande malade ! Tu débarques, tu me tapes. Sans raison.

— Sans raison ? cria-t-elle, stupéfaite. Il a dit sans raison ? Tu te fous de moi. Assassin, va ! Je t’ai vu. Je pourrais te balancer aux flics, si je voulais. Je pourrais t’envoyer en taule pour longtemps.

Klervi m’arracha des mains ma chaussure.

— Ah non, m’opposai-je. Celle-là, c’est non. Tu as gagné mes baskets, tout à l’heure. Pas celle-là. J’y tiens. Tu la lâches, s’il te plaît ?

En la désignant comme arme d’un crime sordide, elle la garda.

— Rien que ça. Je comprends mieux maintenant. Tu veux pas que je tue tes gentilles bestioles ? Il y a une solution.

— Ah oui ? Laquelle ?

Je me baissai, collai une oreille sur le matelas envahi. Je me relevai, en tant qu’inventé messager.

— Elles n’attendent que ça. Elles n’attendent que toi. Toi seule peux leur sauver la vie. Alors ? On échange ? Le lit contre leurs vies ?

Je tendis la main à Klervi, afin qu’elle conclue notre accord.

— J’ai une deuxième chaussure, juste là. Et dans ma valise, quatre paires avec des semelles dures, très dures.

Klervi tergiversa, sachant ce que ça impliquait, mais elle finit par me serrer la main.

— Ça roule, Hippolyte. On fait comme ça… Tu ranges tes godasses ! Tout de suite !

Avant qu’elle change d’avis, je me dépêchai d’aller prévenir Nolwenn.

Elle se savonnait le corps avec un pain surgras sentant le pain d’épice passé au grille-pain. Je me déshabillai et la rejoignis sous le pommeau de douche.

— Je croyais que t’avais déjà pris une douche, aujourd’hui ? demanda-t-elle.

— Oui, mais pas avec toi.

Je lui souris.

— Tu vas t’user la peau à trop te laver, dit-elle.

Nous rîmes, complices. Nous nous lavâmes, nous nous séchâmes.

Nous enfilâmes de légères tenues de nuit.


Nous roulâmes, l’un avec l’autre, dans le grand lit.

— Tu es trop fort, me complimenta Nolwenn. Elle m’énerve, parfois, la petite. Tu l’as bien eu.

— Je suis le meilleur, n’aie pas peur de le dire.

Nous nous rapprochâmes, le lit se repliant sur lui-même. Il nous avalait.

Il me rappelait la crêpe qui revenait me hanter, chaque nuit. Son ossature vrillait, se disloquait. Élément après élément, il s’écroulait. Avec nous dedans.

Les plaques de bois et les armatures tombaient.

Nous nous retrouvâmes au sol.

— On tombera pas plus bas, se contenta de dire Nolwenn, un brin optimiste.

Un brin optimiste, car le plancher céda sous notre poids et nous atterrîmes dans une lugubre cave, sur des cartons collants.

D’un tuyau, un bouillon marron se déversa sur nos épaules, dans notre cou, jusque sous nos vêtements. Nolwenn poussa un cri d’horreur.

Je regrettais le stable canapé-lit et le salon, bien qu’enfumé, au solide plancher.

Cette nuit-là, je dormis avec ma compagne dans la berline.


PARTIE 5


À quatorze heures, j’attachai ma valise sur le toit. Puis pris place, sur la banquette arrière, à côté de la mère.

Je me retrouvais derrière Nolwenn.

— Mamie, on arrive ! annoncèrent les deux femmes et l’agaçante adolescente, les trois en chœur.


Le véhicule traversa plusieurs régions. Les morceaux de musique, que je jugeais quelque peu sataniques, en accompagnement.

— Vous en savez quoi, vous ? interrogeais-je la mère. Ils mangent quoi, ces bretons ? De la chauve-souris ? Vous savez s’ils mangent de la chauve-souris, vous ?

Muriel tapota l’épaule de la conductrice.

— Nolwenn ? Pourquoi il me parle de chauves-souris, ton mec ? Il a un problème avec les chauves-souris ?

Gardant les mains sur le volant, Nolwenn répondit :

— Non, maman. Oublie. Laisse Hippolyte tranquille. C’est un brave garçon, maman.

— Mais c’est lui qui me parle de chauves-souris. J’y peux rien, moi.

Klervi baissa le volume de l’autoradio et s’en mêla :

— Elles sont gentilles, les chauves-souris ! Faut pas aller les embêter. Voilà tout. Si elles se sentent agressées, elles se défendent. Elles ont raison.

Plus nous approchions de la Bretagne, plus j’angoissais.

J’appréhendais de rencontrer la grand-mère. L’image de cette hostile région à elle seule.

Je voyais les autres habitants de ce territoire reculé comme des clones de cette vieille dame, cette mégère. Aussi vicieux qu’elle ou davantage. Des troupeaux d’arriérés, de tarés. Des sous évolués malformés, conséquence d’une propagée consanguinité.


Je repoussais l’échéance, une demeure en face de nous. Je ralentissais la cadence. Tout de même, j’atteignais l’étroite bande d’herbe située devant les marches menant à l’entrée.

Accompagné des deux sœurs et de leur mère, je m’apprêtais à rencontrer la grand-mère.


Une maisonnette perdue dans la campagne bretonne. Nous tournâmes autour.

— Mamie ! crièrent les deux sœurs, en chœur, avant de courir vers elle, lorsque la propriétaire des lieux apparut.

La grand-mère serra ses deux petites-filles dans ses bras puis, dans un second temps, sa fille. Une chaleureuse étreinte.

Sur mes gardes, j’approchai, en frottant les traces de boue sur ma veste et sur mon pantalon.

— J’étais allée à la cueillette, indiqua Felisia, habillée d’une tenue en cuir, sous une large cape noire.

La dame, de bientôt quatre-vingt ans, laissa découvrir les fruits rouges qu’elle venait de ramasser dans les bois.

— On va préparer de bonnes confitures, s’en réjouissait Nolwenn.

Entourée de sa famille, la grand-mère vint vers moi

— Elle est gentille, se voulut rassurante Klervi.

— On rentre ! proposa la grand-mère.

— Tu viens ? me demanda Nolwenn.

— J’arrive !…


ÉPILOGUE


À l’anniversaire d’une grand-mère. Entourée, la charmante vieille dame, de ses frères, de ses sœurs, de ses enfants et autres descendants.

Un séjour banal en terre bretonne. Presque trop. De la chaleur humaine, suspecte. Des sourires, que je pensai forcés. Je me sentais menacé par toute cette sympathie. Que manigançaient-ils ? Pourquoi semblaient-ils si heureux de passer ce week-end en famille ? Pas de bagarres ? Pas de sorcières ?

Enjouée, Nolwenn. Je restais méfiant.

Quelques soirées festives, déjà nous devions reprendre le chemin du retour.

Des jours après, il me fallut l’admettre. Le communiquer à ma mère. En Bretagne, tout se passa pour le mieux.

Je proposai à Nolwenn d’y retourner. Dès les prochaines vacances.

Nous l’organisâmes.

Et plusieurs fois dans l’année, je traversais, avec ma compagne, le pays. Je rendais visite à ma belle-famille.

Je visitais.

L’Ouest. Le Morbihan, Pontivy, Lorient.

Je découvrais.

Le Finistère, Quimperlé, Riec, Pont-Aven, Bannalec.

Je voyageais.